Risques psycho-sociaux et réorganisation d’entreprise
Benoît Géniaut
Maître de conférences à l’UHA,
CERDACC
Cass. soc. 22 octobre 2015, n° 14-20.173, PB
Mots-clés : réorganisation d’entreprise, nucléaire (secteur d’activité), risques psycho-sociaux, obligation de sécurité, droit à la santé et la sécurité au travail
Pour se repérer :
Areva NC, société du groupe Areva, entend mettre en œuvre un projet de réorganisation au sein de l’usine de retraitement de retraitement de combustibles nucléaires usés de La Hague. Ce projet de modification technique et d’externalisation de la direction industrielle de production d’énergie (DI/PE) a préalablement fait l’objet d’une consultation des institutions représentatives du personnel ainsi que de l’Autorité de sûreté nucléaire. Deux syndicats saisissent toutefois le tribunal de grande instance pour obtenir son « annulation », faisant valoir le risque psycho-social généré au détriment des salariés. Par son arrêt du 22 octobre 2015, la Cour de cassation approuve le rejet par la Cour d’appel de Paris de la demande des syndicats.
Pour aller à l’essentiel :
La Cour de cassation, s’appuyant le pouvoir souverain des juges du fond d’appréciation des éléments de preuve, relève que « si la question des risques psycho-sociaux avait été particulièrement aiguë au sein de la direction d’Areva en cause, l’employeur avait initié, outre un processus de reclassement des salariés, un plan global de prévention des risques psycho-sociaux ». Ce plan comportait notamment « un dispositif d’écoute et d’accompagnement ainsi qu’un dispositif d’évolution des conditions de vie au travail et de formation des managers ». Il est également relevé que la démarche initiée par l’employeur « s’était poursuivie dans la durée, donnant lieu à un suivi mensuel ». Face à un projet de réorganisation susceptible de porter atteinte à la santé et à la sécurité des salariés, des mesures propres à prévenir ces atteintes doivent être mises en œuvre par l’employeur, mais suffisent à ce que ce dernier ne renonce pas à son projet.
Pour aller plus loin :
Cet arrêt Areva s’inscrit dans le mouvement de confrontation entre le pouvoir de direction économique de l’entreprise et l’obligation de sécurité pesant sur l’employeur. Il conduit inévitablement à s’interroger sur la conception et la place de cette dernière.
I) Pouvoir de direction économique versus obligation de sécurité
Le cadre jurisprudentiel de l’affrontement a été fixé par un arrêt SNECMA du 5 mars 2008. La Cour de cassation y admet que les juges du fond peuvent suspendre la mise en œuvre d’une restructuration au nom de la protection de la santé des salariés. Dans un attendu de principe, elle retient ainsi que « l’employeur est tenu, à l’égard de son personnel, d’une obligation de sécurité de résultat qui lui impose de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs ; qu’il lui est interdit, dans l’exercice de son pouvoir de direction, de prendre des mesures qui auraient pour objet ou pour effet de compromettre la santé et la sécurité des salariés ». Il s’agissait en l’espèce pour l’employeur de mettre en place une nouvelle organisation du travail au sein d’un établissement classé « Seveso ». Cet arrêt SNECMA était d’autant plus important qu’en droit du travail les réorganisations d’entreprise – nouvelle organisation du temps de travail, nouvelles méthodes ou processus de production, externalisation de service, fermeture d’établissement, etc… – ne peuvent pas être directement contestées par les salariés ou leurs représentants. Si l’employeur doit consulter ces représentants (comité d’entreprise, comité d’hygiène de sécurité et conditions de travail), il n’est pas tenu de suivre les avis émis. Sur le plan individuel, le salarié peut s’opposer à une modification de son contrat de travail, mais in fine il pourra être licencié pour motif économique. L’éventuelle absence de justification du licenciement n’ouvre droit pour le salarié qu’à dommages-intérêts. Les seuls cas possibles de nullité concernent le manquement aux règles de procédure de consultation et de licenciement (hors cas des salariés dits « protégés »). Sur le fond, le projet relève ainsi du pouvoir de direction économique de l’entreprise, lui-même expression de la liberté d’entreprendre et du droit de propriété. Les décisions prises par l’employeur sont alors opposables aux salariés sans qu’ils puissent être question d’en discuter le bien-fondé devant le juge. S’appuyant sur l’arrêt SNECMA, d’aucun pensait alors que ce que les salariés ne pouvaient obtenir sur le terrain « économique », ils pourraient désormais le trouver sur le terrain de la protection de la santé et de la sécurité dans l’entreprise. L’arrêt Areva signe-t-il la fin de cette interprétation ?
Notons d’abord qu’on ne trouve nulle trace dans la motivation des hauts magistrats de l’obligation de sécurité de résultats pesant sur l’employeur. La possibilité de suspendre un projet compromettant la santé des salariés n’est certes pas formellement remise en cause. Il résulte simplement de l’arrêt que les éléments relevés par la cour d’appel suffisent à rejeter la demande de suspension.
La justification s’établit en trois temps, à partir des constatations de fait opérées par les juges du fond :
La question des risques psycho-sociaux se trouve posée : elle était « particulièrement aiguë au sein du DI/PE à la fin de l’année 2010 et au cours de l’année 2011 » L’employeur a toutefois initié une démarche de prévention et réduction des risques : « plan global de prévention des risques psycho-sociaux comportant notamment un dispositif d’écoute et d’accompagnement ainsi qu’un dispositif d’évolution des conditions de vie au travail et de formation des managers » Et cette démarche s’est poursuivi dans la durée, « donnant lieu à un suivi mensuel ».
En somme, la Cour de cassation exige que l’employeur prenne en considération cette question des risques, et qu’il établisse des mesures d’accompagnement de la réorganisation propres à les prévenir. Mais, dans le raisonnement de la Cour de cassation, il n’est à aucun moment relevé que les juges du fond seraient parvenus à la conclusion que le projet de réorganisation n’était pas de nature à compromettre la santé et la sécurité des salariés. On se contente bel et bien des mesures d’accompagnement prises par l’employeur, peu important que le projet crée ou non une situation à risques.
Les hauts magistrats apportent donc une précision importante, si ce n’est une inflexion, à leur jurisprudence. Il n’est pas question que le pouvoir de direction puisse être, sur le fond, remis en question au nom de la sécurité des salariés. L’employeur reste libre de décider de la restructuration qui convient à l’entreprise. Il lui est simplement demandé, devant un risque sur la santé et la sécurité des salariés créé par sa décision, de prendre les mesures qui s’imposent pour éviter la réalisation dudit risque.
Cette solution permet d’ailleurs de donner sens à un arrêt Fnac, non publié, du 5 mars dernier (Soc. 5 mars 2015, n° 13-26321). Dans ce dernier, la Cour de cassation approuve également le rejet d’une demande de suspension de réorganisation. Elle relève que, suite aux constatations de faits appréciés souverainement, la cour d’appel a pu en déduire que les représentants des salariés « ne démontrent pas que la réorganisation de l’entreprise dans le cadre du projet « Fnac 2012 » entraîne des risques psychosociaux caractérisés ou avérés pour les salariés de l’entreprise et que l’employeur n’a pas rempli ses obligations légales et conventionnelles en matière de sécurité des travailleurs ». Il faut aujourd’hui comprendre que la seule constatation d’une santé ou sécurité compromise ne suffit pas : la suspension du projet n’est encourue que si l’employeur n’agit pas pour prévenir et éviter les risques inhérents à son projet de réorganisation. Autrement dit, la suspension d’un projet suppose la réunion de deux conditions cumulatives : la création d’un risque sur la santé et la sécurité et l’absence de mesures prises par l’employeur pour pallier ce risque.
Peut-on encore, dans ces conditions, évoquer une obligation de sécurité pesant sur l’employeur ?
II) Sens de l’obligation de sécurité
L’on sait que l’obligation de sécurité pesant sur l’employeur a été « découverte » par la Cour de cassation dans ses arrêts « amiante » de 2002. Pour la Cour, il s’agit d’une obligation de résultats qui pèse sur l’employeur en vertu de son contrat de travail. Parallèlement, depuis la recodification de 2008, l’art. L. 4121-1 C. trav. énonce ainsi que « L’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ». Comme le relèvent les auteurs du Précis Dalloz de droit du travail, ce n’est plus seulement le chef d’établissement, personne physique, qui est visé par le Code, mais l’employeur lui-même (G. Auzero, E. Dockès, Droit du travail, Dalloz, 30ème éd. 2016, n° 913 p. 947-948). Qui plus est, son obligation s’étend à tous les travailleurs présents dans l’entreprise, et pas seulement à ses propres salariés : mieux vaudrait donc parler d’obligation légale. Par ailleurs, l’obligation telle que définie par le code, consiste à prendre des mesures, plutôt que parvenir à un résultat. On voit mal dans ces conditions comment maintenir l’idée d’une obligation de résultats (Ibid, n° 913, p. 948-949).
L’arrêt Areva incite en réalité à distinguer deux « obligations de sécurité » : une obligation contractuelle, qui demeure une obligation de résultats pertinente dans les contentieux de la faute inexcusable notamment, et une obligation légale, fondement des diverses mesures de prévention des risques imposées aux employeurs par le code du travail (rapp. O. Levanier-Gouël, Areva NC : la jurisprudence Snecma fait-elle pschitt ?, Sem. Soc. Lamy, n° 1697, 9/11/2015, qui distingue « obligation de prévention des risques » et « obligation de répondre des atteintes à la santé »). On comprend ainsi que la Cour ne reprenne pas la formule de l’arrêt SNCEMA opérant référence à l’obligation de sécurité de résultat : il n’est question, face aux projets de réorganisation, que de l’obligation légale de sécurité – obligation de prévention des risques dans l’entreprise.
Bien évidemment, la critique qui peut être adressée à la Cour de cassation est d’opérer une manière de hiérarchie entre le pouvoir de direction de l’employeur et la santé au travail et de ne pas tenir compte suffisamment de l’affirmation d’un droit fondamental à la santé et la sécurité au travail (affirmé pourtant dans Soc. 28 février 2006, Dr. soc. 2006, note J. Savatier ; JCP E, 2006. 1990, note M. Miné).
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