quelles responsabilites en cas de substitution d enfants

Quelles responsabilités en cas de substitution d’enfants ?

 

Commentaire TGI Grasse, 10 février 2015

 

Isabelle Corpart

Maître de conférences à l’UHA CERDACC

Dans une affaire très médiatisée, il est fait état du drame vécu par deux familles dont les nourrissons ont été intervertis à leur naissance, suite à la grave négligence du personnel de l’établissement où les mères sont venues accoucher, les fillettes ayant déjà dix ans au moment de la découverte de cette substitution.

Mots-clef : accouchement – expertise biologique – obligation de résultat – obligation de remise des enfants à leur mère – préjudice – responsabilité médicale contractuelle (pour les mères et leurs filles) – responsabilité délictuelle (pour leurs proches) – substitution d’enfants

Pour se repérer

Deux femmes, Mlle Sophie S. et Mme Nathalie M. accouchent d’une petite fille à un jour d’intervalle à la clinique internationale de Cannes « Clinica » en juillet 1994. On apprend que Mme Sophie S. a vécu en concubinage avec M. Davy D. au moment de la naissance de Manon, ce dernier l’ayant reconnue. Alors que Manon a dix ans, Davy D. introduit une action en contestation de sa paternité pour mettre fin aux railleries dont il fait l’objet, troublé par l’absence de ressemblance avec sa fille au teint plus hâlé et une expertise biologique est ordonnée. Elle révèle non seulement qu’il n’est pas le père biologique de Manon mais aussi que Sophie S. n’en est pas non plus la mère. Comprenant qu’un événement dramatique s’est produit à la naissance, Davy D. dépose plainte pour substitution d’enfants auprès du procureur de la République (en l’absence d’infraction pénale puisque les nourrissons n’ont pas été échangés intentionnellement, l’affaire fera l’objet d’un classement sans suite en 2005).

Une enquête est diligentée pour découvrir l’identité de la famille avec laquelle une confusion aurait pu être opérée. Il en découle que les deux fillettes Manon et Marina, nées les 4 et 5 juillet 1994, souffraient d’un ictère et ont été placées sous une même lampe par Mme K., auxiliaire puéricultrice de garde et qu’elles ont ensuite été interverties par mégarde au moment d’être restituées à leur mère.

Les familles se rencontrent pour la première fois alors que les fillettes ont dix ans mais aucune procédure relative à la filiation n’est engagée par les familles respectives des deux intéressées pour ne pas les perturber. Elles ne maintiennent pas non plus de relations pour les mêmes raisons, les intéressées ayant décidé de faire le deuil de leur famille biologique (comme elles auraient dû le faire dans le cadre d’une adoption). Néanmoins, c’est sur le terrain de la responsabilité civile que la famille M. agit dans un premier temps. Elle entend voir reconnue la responsabilité de la clinique et de Mme K., professionnelle à l’origine de cet échange. Sont aussi poursuivis les médecins gynécologues, les Docteurs R. et C. (on notera le PV de difficulté dressé par un huissier de justice en raison du décès du Docteur C. en 2008 et le fait que ses héritiers ont été appelés en la cause), le pédiatre de la clinique, le Docteur D et le pédiatre de ville ayant suivi Manon S. peu de temps après l’accouchement, le Docteur Z. La famille S. délivre des assignations contre ces mêmes personnes quelques semaines plus tard et la jonction des procédures est ordonnée.

Il convient de noter enfin que les deux intéressées sont devenues majeures en cours de procédure et qu’elles ont repris volontairement l’instance qui s’était trouvée interrompue par leur majorité.

Pour aller à l’essentiel

La substitution d’enfants dans ce dossier n’est contestée par aucune des parties, les rapports d’expertise excluant formellement que les liens biologiques coïncident avec les liens légaux. Il ne fait nul doute non plus que l’échange des nouveau-nés dans le service de maternité s’est fait lors de leur placement dans la même couveuse sous une lampe spéciale (faute de matériel disponible) pour soigner leur ictère. Le débat ne se situe donc pas davantage sur le terrain de la preuve de l’échange des nourrissons, mais sur celui de la recherche des responsabilités encourues par la clinique et par différents professionnels.

En effet, ayant choisi d’accoucher à la clinique Clinica, les deux mères ont conclu avec cet établissement un contrat médical qui comporte diverses obligations, dont l’obligation de résultat de remettre à la mère son enfant biologique à la sortie de la clinique, en d’autres termes, de restituer à la femme qui a accouché l’enfant qu’elle a mis au monde et non un autre nouveau-né issu d’une parturiente différente.

En l’espèce, la responsabilité contractuelle est retenue à l’égard des enfants, la clinique n’ayant pas respecté le contrat de soins souscrit par leurs représentants légaux. Les juges écartent en effet la demande introduite par Manon S. sur le fondement de l’article 1382 du Code civil pour rechercher si l’établissement a méconnu l’obligation de résultat qu’il s’était engagé à honorer sur la base de son engagement contractuel.

C’est donc sur le fondement de la violation d’une obligation de résultat que la responsabilité contractuelle de la clinique est retenue pour les mères et leurs filles (C. civ., art. 1147), la Sham (Société hospitalière d’assurances mutuelles), assureur de la clinique étant solidairement condamnée avec elle à indemniser les victimes.

Cependant, pour les pères et les frère et sœur (Joselito M., Maxime M., Michaël S. et Laura B.), la responsabilité de la clinique est retenue sur le fondement de l’article 1382 du Code civil. En tant que tiers, ils sont effectivement admis à invoquer le manquement contractuel qui leur a causé un dommage.

La responsabilité de plusieurs médecins était encore mise en cause, toutefois les demandes visant les médecins libéraux, accoucheur ou pédiatre, sont écartées car il n’entrait pas dans leurs missions d’assurer une bonne organisation des soins et de veiller à la remise de l’enfant à sa propre mère, lors de la sortie de la clinique. Aucune faute n’est non plus retenue à l’encontre du Docteur C. qui n’avait pas le moyen de déceler l’existence d’un échange d’enfants ; quant au Docteur R, accoucheur, de même sa responsabilité est à exclure car il n’a pas été amené à prodiguer des soins aux enfants et partant, à vérifier la cohérence des mentions reportées dans les carnets de santé. Il est jugé également que le Docteur D, pédiatre, n’avait aucune chance de s’apercevoir de la substitution d’enfants au moment de la sortie de la clinique. Enfin, aucun reproche ne peut être fait au docteur Z, pédiatre de ville, qui a suivi Manon pendant plusieurs années mais auquel il n’incombait pas de s’immiscer dans la vie familiale de ses patients quant au point de déterminer le géniteur de l’enfant, quand bien même Manon ne ressemblait pas à son père légal (car en réalité issue d’une famille réunionnaise). Si l’établissement de soins et son assureur sont condamnés, les familles sont donc déboutées de toutes leurs demandes formées contre le corps médical.

Pour aller plus loin

La vie n’est pas un long fleuve tranquille pour deux familles qui ont découvert bien après la naissance de leurs deux filles que chacune élevait l’enfant de l’autre. De tels cas de substitution d’enfant ne sont pas légion et s’ils ont été mis en images avec malice dans le film d’Etienne Chatiliez, « La vie est un long fleuve tranquille », peu d’enfants sont échangés à la maternité, surtout de manière intentionnelle comme dans le film mettant en scène la famille Groseille et la famille Le Quesnoy.

Au contraire, dans l’affaire jugée le 10 février 2015 par le tribunal de grande instance de Grasse (n° RG :10/00926), pour les deux femmes ayant accouché les 4 et 5 juillet 1994 à la clinique internationale de Cannes « Clinica », c’est un échange involontaire de nouveau-nés qui est survenu à l’occasion de leur placement sous une même lampe pour soigner l’ictère dont les nourrissons souffraient l’un et l’autre.

Les contentieux relatifs à des substitution d’enfants sont rarissimes (par exemple, TGI Paris, 30 mars 1993, D. 1993, somm. 324, obs. Granet F. ; CA Paris 1er déc. 1997, Juris-data n°028306 ; Cass. 1ère civ., 18 mai 2005, n° 02-18.943, Dr. famille 2005, comm. 180, obs. Murat P.), fort heureusement. De telles affaires peuvent conduire à la remise en cause des liens de filiation (il n’y a toutefois plus de régime particulier reconnu en matière de supposition d’enfant ou de substitution d’enfants depuis la réforme filiation de 2005), mais aussi à des poursuites pénales (C. pén., art. 227-13), en raison d’une atteinte à l’état civil (sur la question Dreifuss-Netter F., Atteintes à la filiation, J-Cl. Droit de l’enfant, Fasc. 1040 ou Code pénal, Art. 227-12 à 227-14).

Il n’est pas non plus courant que des actions en responsabilité médicale soient engagées après des échanges d’enfants dans des services de maternité. En l’espèce, l’établissement où les mères avaient décidé d’accoucher s’était engagé à assurer l’accueil et l’hébergement de la future mère et de son enfant, une bonne organisation des soins et aussi de garantir aux femmes qu’elles repartiraient avec l’enfant qu’elles avaient mis au monde. Ces considérations caractérisent l’existence d’une obligation de résultat en ce domaine, le personnel devant vérifier l’identité du nouveau-né confié à sa mère lors de son départ de l’établissement de soins, sans qu’un aléa puisse être invoqué.

Cette obligation est ici méconnue et la responsabilité de la clinique est retenue puisque l’échange des enfants est établi sur la base d’expertises biologiques croisées et qu’il est démontré que les familles n’ont pas pu bénéficier des garanties offertes habituellement par la pose des bracelets d’identification.

Restait à savoir si la clinique pouvait se dégager de sa responsabilité en invoquant la faute de l’auxiliaire de puériculture.

Cette dernière, Mme K., était effectivement de garde au moment des faits. Il a pu être établi qu’elle a bien omis de placer les bracelets de naissance et n’a pas veillé à l’identité des nouveau-nés placés ensemble dans une couveuse sous la lampe traitant les jaunisses sévères. L’inversion des enfants peut lui être attribuée, d’autant que l’enquête révèle, en outre, qu’elle était généralement peu respectueuse des consignes données. Cette faute commise dans l’exercice habituel de ses fonctions ne peut toutefois pas constituer un cas de force majeure de nature à exonérer la clinique car cette professionnelle agissait dans le cadre de sa mission.

Aucune cause exonératoire ne peut non plus être tirée du comportement des deux femmes ayant accouché lesquelles, selon la clinique, auraient été négligentes, se contentant d’explications absurdes quand elles s’interrogeaient sur l’apparence physique de l’enfant qui leur était remis et faisaient part de leur doute (il est répondu à l’une des mères qui trouve que son nouveau-né a plus de cheveux à la naissance que cette chevelure fournie est un effet secondaire de l’exposition sous les lampes de la couveuse !). Outre le fait que les mères étaient démunies face aux réponses du personnel soignant et quelque peu naïves en raison de leur jeune âge, les nouveau-nés souffrant de jaunisse présentaient une apparence relativement semblable qui a pu tromper leurs familles.

C’est donc bien sur le terrain de la responsabilité contractuelle prévue à l’article 1147 du Code civil que la clinique et son assureur sont jugés responsables de la violation de l’obligation de résultat imposant au personnel de l’établissement de remettre aux mères les enfants qu’elles viennent de mettre au monde. Elles sont condamnées pour avoir privé deux familles de leur enfant biologique et les membres de ces deux familles sont reconnus en tant que victimes. L’indemnisation est fixée à 1.88 million d’euros pour les jeunes filles privées de leurs racines et troublées par des questions laissées sans réponse, leurs mères et leurs familles respectives (mais on est loin des sommes réclamées). Cette question fera l’objet d’une analyse complémentaire dans le prochain numéro du JAC et visera plus spécialement l’aspect réparation et indemnitaire.

Après cet échange de nouveau-nés, une négligence d’une telle importance devait être sanctionnée, même si un versement d’indemnités, aussi élevé soit-il, n’effacera jamais tous ces parcours de vie perturbés et ces histoires familiales compliquées. Il n’a toutefois jamais été question ni de procéder à un nouvel échange d’enfants, ni d’annuler les déclarations de naissance, les liens du cœur l’ayant emporté sur les liens du sang (les fillettes étant âgées de 10 ans lors de la découverte de l’erreur, une telle solution était impensable ; contra, deux nourrissons tchèques échangés à la naissance retrouvent leurs parents par le sang : AFP, 4 déc. 2007).

 

Le jugement est consultable ICI.

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