Quelle obligation de sécurité à la charge de l’employeur ?
Benoît Géniaut
Maître de conférences à l’UHA,
CERDACC
Cass. soc. 25 novembre 2015, n° 14-24.444, PBRI
Mots-clés : employeur et chef d’entreprise, obligation de sécurité de résultat, aviation civile, terrorisme, attentats du 11 septembre 2001, stress post-traumatique
Pour se repérer :
L’affaire concerne un salarié d’Air France, chef de cabine première classe sur vol long-courrier. Un jour de 2006, alors qu’il devait rejoindre son bord pour un vol, une crise de panique le saisit subitement et le conduiten arrêt de travail. En 2011, il se voit licencié pour ne pas s’être présenté à une visite médicale prévue pour qu’il soit statué sur son aptitude à exercer un poste au sol. Entre temps, en 2008, le salarié avait saisi le conseil de prud’hommes afin d’obtenir la condamnation de son employeur à lui verser des dommages-intérêts pour manquement à son obligation de sécurité. Le chef de cabine impute en effet sa panique à un stress post-traumatique qui s’est développé suite aux attentats du 11 septembre 2001. Ce jour-là, il se trouvait précisément à New-York pour une escale et fut témoin des attentats.
Débouté en appel, le salarié se pourvoit en cassation. S’agissant de la justification du licenciement, l’arrêt d’appel se trouve cassé, pour avoir laissé sans réponses les conclusions du salarié invoquant une disposition du règlement intérieur d’Air France. Mais l’arrêt de la Cour de cassation retient surtout l’attention quant au premier moyen du salarié fondé sur l’obligation de sécurité du salarié.
Pour aller à l’essentiel :
Pour rejeter le pourvoi du salarié et approuver l’arrêt d’appel, la Cour de cassation prend soin de rédiger un attendu de principe aux termes duquel : « ne méconnaît pas l’obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, l’employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail ».
S’en remettant ensuite à l’appréciation souveraine des juges du fond quant aux éléments factuels, la haute juridiction relève d’une part que l’employeur avait, au retour de New-York le 11 septembre 2001, fait accueillir le salarié, comme tout l’équipage, par l’ensemble du personnel médical mobilisé pour assurer une présence jour et nuit et orienter éventuellement les intéressés vers des consultations psychiatriques. D’autre part, le salarié, déclaré apte lors de quatre visites médicales intervenues entre 2002 et 2005, avait exercé sans difficulté ses fonctions jusqu’au mois d’avril 2006. Enfin, les éléments médicaux produits, datés de 2008, étaient dépourvus de lien avec les événements dont il avait été témoin.Pour la Cour de cassation, la cour d’appel a pu déduire de ces constatations l’absence de manquement de l’employeur à son obligation de sécurité de résultat.
Pour aller plus loin :
Par-delà les circonstances de l’espèce, la motivation de cet arrêt nourrit l’idée d’un fléchissement jurisprudentiel de l’obligation de sécurité pesant sur l’employeur à l’égard de ses salariés, alors même que la Cour de cassation continue à parler d’obligation de sécurité de résultat. C’est plus précisément tant le fondement que la consistance de l’obligation de sécurité qui se trouvent mis en question.
I. Sur le fondement de l’obligation de sécurité
Dans son arrêt la Cour fait d’abord référence explicite à « l’obligation légale »qui impose à l’employeur « de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ». Mais la Cour évoque ensuite « l’obligation de sécurité de résultat » de l’employeur. A-t-on affaire à la même obligation ? La réponse paraît positive, les deux attendus se complémentant l’un et l’autre : le premier énonce la solution générale et le second l’applique au cas d’espèce. Reste que l’obligation de sécurité n’a pas toujours trouvé un fondement légal.
Alors même que le Code du travail prévoyait depuis 1991 une obligation à charge du « chef d’établissement » de prendre « les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs » (anc. art. L. 230-2 C. trav.), la Cour de cassation s’appuya dans ses fameux arrêts « amiante » de 2002 sur une obligation de sécurité de résultat auquel l’employeur était tenu « en vertu du contrat de travail » (Soc. 28 février 2002, Dr. soc. 2002. 445, obs. A. Lyon-Caen ; D. 2002. 2696, note X. Prétot ; JCP 2002. II. 10053, concl. A. Benmaklouf ; ibid. note F. Petit). En 2005, l’assemblée plénière allait consacrer cet enrichissement du contenu du contrat de travail en retenant également que c’est en vertu de celui-ci que l’employeur est tenu d’une obligation de sécurité de résultat et rendant son arrêt sous le visa de l’art. 1147 du code civil (AP 24 juin 2005, Dr. soc. 2005, note X. Prétot ; JCP S 2005. 1056, note P. Morvan).
D’aucuns se demandent alors s’il ne convenait pas « de distinguer l’obligation légale de prévention, que le texte du Code faisait peser sur le chef d’établissement, et l’obligation contractuelle de sécurité de résultat dont le contrat de travail rend l’employeur débiteur et le salarié créancier » (G. Auzero, E. Dockès, Droit du travail 2016, Dalloz, 30ème éd. 2015). Pour autant, de nombreux arrêts postérieurs allaient rattacher l’obligation de sécurité de résultat au Code du travail. Il faut d’ailleurs relever que, depuis la recodification de 2008, l’actuel art. L. 4121-1 fait peser sur l’employeur l’obligation qu’il énonce, et non plus sur le « chef d’établissement ». Il n’est donc plus guère possible de fonder la dualité de l’obligation de sécurité sur une différence de destinataire : le chef d’établissement, personne physique, et l’employeur, partie au contrat de travail le plus souvent personne morale. Le rattachement est aujourd’hui consommé, ce qu’atteste le présent arrêt. Et ce rattachement n’est pas sans conséquence quant à la teneur de l’obligation
II. Sur la consistance de l’obligation de sécurité
C’est dans le contentieux de la faute inexcusable de l’employeur que l’obligation de sécurité a pris les traits d’une obligation de résultat. Rappelons ici que la question de la sécurité au travail se trouve en grande partie absorbée par le droit de la sécurité sociale, suite à la grande loi de 1898 sur les accidents du travail. S’il est imputable au travail, l’accident (comme la maladie) se trouve réparé sur le fondement du code de la sécurité sociale sans action possible en responsabilité contre l’employeur. Mise à part l’hypothèse de la faute intentionnelle, seule l’existence d’une faute inexcusable permet à la victime ou ses ayant-droits d’obtenir un complément à l’indemnisation forfaitaire versée par les caisses de sécurité sociale qui pourront alors se retourner contre l’employeur (art. L. 453-1 C. sécu. soc.). L’affirmation par la Cour de cassation que l’obligation de sécurité consiste en une obligation de résultat a emporté d’importantes conséquences quant à ce contentieux. La démonstration d’une faute d’une gravité exceptionnelle n’est ainsi plus nécessaire. L’imprudence de la victime quant à elle ne suffit pas à exclure la faute inexcusable.
Dans l’affaire Air France ayant donné lieu au présent arrêt, la panique qui a saisi le salarié n’a pas conduit à la reconnaissance du caractère professionnel de l’accident ou de la maladie qui s’en est suivie. C’est donc sur le terrain du droit du travail, devant le conseil de prud’hommes et dans un litige entre un salarié et son employeur que l’obligation de sécurité est mobilisée. Une comparaison peut toutefois être établie. De prime abord, on pourrait être tenté d’affirmer que c’est davantage une obligation de moyen qui se manifeste dans l’arrêt rapporté. Il est en effet relevé, pour écarter la responsabilité de l’employeur, que celui-ci a pris les mesures utiles suite aux attentats du 11 septembre 2001 pour éviter tout risque sur la santé mentale des salariés concernés. Comment parler d’une obligation de résultat en matière de sécurité, alors qu’on s’intéresse au comportement d’une partie au contrat et qu’on cherche manifestement à savoir s’il y a eu, ou non, faute de sa part ?
Reste que, en droit de la sécurité sociale, c’est bien également d’une faute dont il question – la « faute inexcusable » de l’employeur. Sur le plan probatoire, d’ailleurs, la faute inexcusable a bien à être prouvée par le salarié qui l’invoque (voir notamment Civ. 2ème 8 juillet 2004, Dr. soc. 2004. 1044, note X. Prétot). Et pour la démonstration de cette faute inexcusable, le seul manquement à l’obligation de sécurité de résultat – donc l’atteinte à la santé physique ou mentale – ne suffit pas : il faut démontrer que l’employeur « avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié, et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver» (Soc. 28 février 2002, préc.). On peut donc penser que la Cour de cassation, dans l’arrêt Air France, souhaite comme unifier les contentieux sur l’obligation de sécurité.
Cette unification, si elle a lieu, ne risque-t-elle pas de remettre en cause d’autres solutions retenues en droit du travail ? La Cour de cassation tendait par exemple à retenir que le non-respect par des salariés de l’interdiction de fumer dans les locaux de travail caractérisait un manquement à l’obligation de sécurité de résultat à l’égard des autres salariés, justifiant ainsi une prise d’acte de rupture (Soc. 29 juin 2005, Dr. soc. 2005. 971, note P.-Y. Verkindt ; D. 2005. 2565, note A. Bugada). Plus significatif encore, le cas des violences ou harcèlements exercés par un salarié à l’égard d’un autre : le manquement à l’obligation de sécurité se trouve caractérisé alors même que l’employeur aurait pris les mesures en vue de faire cesser les agissements et qu’il n’aurait commis aucune faute (voir notamment Soc. 19 octobre 2011, RDT2012. 44, note M. Véricel : « Attendu que l’employeur est tenu envers ses salariés d’une obligation de sécurité de résultat en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, notamment en matière de harcèlement moral, et que l’absence de faute de sa part ne peut l’exonérer de sa responsabilité ; qu’il doit répondre des agissements des personnes qui exercent, de fait ou de droit, une autorité sur les salariés »). Et que dire du contentieux relatif au préjudice d’anxiété des salariés exposés à l’amiante pour la période précédant leur prise en charge par la Sécurité Sociale ?
Si le présent arrêt rendu par la Cour de cassation est promis à la plus large publication, il est loin de lever tous les doutes qui entourent l’avenir de l’obligation de sécurité qui pèse sur l’employeur à l’égard de ses salariés.
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