PREJUDICE AFFECTIF ET D’ACCOMPAGNEMENT DE FIN DE VIE POUR LE FILS D’UNE VICTIME DE L’AMIANTE
Commentaire de CA Paris, 10 février 2014
Isabelle Corpart, maître de conférences en droit à l’UHA, CERDACC
Un électricien décède à l’âge de 56 ans pour avoir inhalé des poussières d’amiante. Son fils réclame une indemnisation pour son préjudice affectif et son préjudice lié à l’accompagnement de son père mourant. Au vu des circonstances du décès, le fils de la victime directe allant avoir son premier enfant et étant sur le point de se marier, très ébranlé par la mort d’un père au chevet duquel il se rendait quotidiennement durant sa maladie, l’offre d’indemnisation faite par le Fonds d’Indemnisation des Victimes de l’Amiante (FIVA) est jugée trop minime.
Mots clefs : Amiante – Fonds d’Indemnisation des Victimes de l’Amiante – préjudice moral – préjudice d’accompagnement de fin de vie – responsabilité
Pour se repérer
Dans sa vie professionnelle, et en particulier du 15 décembre 1983 à son décès, M. Jaime S. C., électricien, a été exposé à l’inhalation de poussières d’amiante. Il a développé un carcinome broncho-pulmonaire primitif (confirmé par un certificat médical) et est mort rapidement de son cancer. Le caractère professionnel de la pathologie a été reconnu par la Caisse primaire d’assurance maladie de Paris (CPAM), ainsi que le lien de causalité entre la maladie professionnelle et le décès du salarié. L’épouse du défunt a reçu une rente de la CPAM et une offre d’indemnisation du FIVA. Les enfants du défunt ont également formulé une demande d’indemnisation de leurs préjudices personnels en tant que victimes par ricochet. A la réception d’une offre d’indemnisation faite par le FIVA à hauteur de 8 700 euros à M. David C., fils de la victime, ce dernier forme un recours s’estimant insatisfait par la proposition qui lui est faite.
Pour aller à l’essentiel
C’est au vu de circonstances particulières dans cette affaire que le FIVA est condamné à verser au fils d’une victime de l’amiante une indemnisation plus conséquente que ce qui avait été prévu. Alors que le FIVA avait chiffré le préjudice à 8 700 euros, il est convenu de passer à 18 000 euros (on notera que l’intéressé réclamait 30 000 euros). En effet, l’annonce de la maladie et le décès de M. Jaime S. C. ont eu un fort retentissement psychologique sur son fils, M. David C. Ce dernier venait d’annoncer à sa famille le jour de ses 30 ans, la grossesse de sa compagne et leur projet matrimonial. L’accompagnement de la fin de vie brutale de son père a engendré tristesse et désolation, alors que le jeune homme était appelé à vivre des moments de bonheur familial. En outre, le père et le fils étaient très proches et le fils, quotidiennement présent, a accompagné son père jusqu’à la fin de sa vie. L’ensemble de ces données d’affection et d’accompagnement justifie qu’une indemnité revue à la hausse vienne compenser le préjudice moral et le préjudice d’accompagnement de fin de vie démontrés par la victime indirecte.
Pour aller plus loin
Compétent dans le cadre de l’indemnisation des victimes professionnelles de l’exposition à l’amiante, le FIVA a vocation à indemniser les victimes de l’amiante elles-mêmes, ainsi que leurs ayants droit, notamment quand leur décès résulte d’une affection respiratoire due à l’inhalation de poussières d’amiante, donc à l’exposition des substances toxiques (CAA Marseille, 18 oct. 2001, D. 2001, p. 3263). Il peut tenir compte des préjudices patrimoniaux ou économiques mais également des préjudices extrapatrimoniaux, tels que des préjudices moraux, des préjudices liés à l’accompagnement de fin de vie et aux douleurs morales du fait du décès d’un proche.
Lorsque la victime refuse l’offre d’indemnisation qui lui est faite, elle peut exercer un recours (art. 53, V de la loi du 23 décembre 2000), devant les tribunaux de l’ordre judiciaire (Cass. 1ère civ., 10 juill. 2007, Juris-Data n° 040100). L’action doit être exercée dans les deux mois devant la cour d’appel dans le ressort de laquelle se trouve le domicile du demandeur (CA Agen, ch. soc., 27 juin 2006, Juris-Data n° 310146).
En l’espèce, suite à l’offre qu’il refuse, M. David C. saisit la Cour d’appel de Paris. Invoquant un important préjudice d’affection et d’accompagnement de fin de vie et, eu égard à la violence de la maladie, à son injustice et la rapidité du décès de son père, il réclame une indemnisation plus conséquente que les 8 700 euros qui lui sont alloués.
Il peut certes être trouvé choquant de venir monnayer son chagrin mais c’est le propre de la reconnaissance d’un préjudice moral ou affectif dont l’indemnisation est admise de longue date.
Quant au préjudice d’accompagnement, selon la nomenclature Dintilhac (J. P. Dintilhac (sous la dir. de), Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels, 2005, justice.gouv.fr ; cf. C. Lienhard, Dommage corporel, une avancée enfin décisive : le rapport Dintilhac, JAC n° 59, décembre 2005), il traduit « les troubles dans les conditions d’existence d’un proche qui partageait habituellement une communauté de vie effective avec la personne décédée à la suite du dommage », sachant que son évaluation doit être personnalisée pour que soit prise en compte une réelle proximité affective (rejet d’une demande formulée par les nièces du défunt, l’existence d’une communauté de vie effective avec le défunt n’étant pas démontrée, Cass. 2ème civ., 21 nov. 2013, n° 12-28.168, D. 2013, 2769). La Cour de cassation a complété la formule de sorte qu’un fils restant au chevet de son père mourant peut l’invoquer : le préjudice d’accompagnement de fin de vie réside en un accompagnement de la victime directe jusqu’à son décès (Cass. 1ère civ., 7 avril 2011, n° 10-19.423, RCA 2011. Comm. 245). Les deux préjudices invoqués par M. David C. n’étaient donc pas contestables.
Le jeune homme est ébranlé ici par le fait que son père ne participera pas à son mariage et n’assistera pas à la naissance de son premier enfant. Il fait aussi état de ses déplacements quotidiens auprès de son père malade qui ont éclipsé les préparatifs de son mariage et de l’arrivée de son enfant. Avec la perte de son père encore jeune (56 ans), il invoque avoir perdu des repères et ne pas pouvoir se réjouir des heureux évènements de sa vie du fait du chagrin lié au décès. Son préjudice moral est certain (contra pour une petite-fille née après le décès de son grand-père : Cass. 2ème civ., 4 oct. 2012, n° 11-22.764). Quant au préjudice d’accompagnement de fin de vie, il n’est pas contesté car M. David C. a souffert de rester impuissant devant la maladie. En revanche le FIVA souligne que le demandeur a 30 ans, qu’il a quitté le domicile de ses parents et fondé une nouvelle famille. Prenant ces arguments contradictoires en considération, les juges majorent effectivement le montant de l’indemnisation mais sans aller jusqu’à la somme que réclamait la victime par ricochet.
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CA Paris, 10 février 2014, RG n° 13/17772
M. David C. expose :
Monsieur Jaime S. C. a été exposé professionnellement à l’inhalation de poussières d’amiante lors de son activité professionnelle d’électricien notamment lorsqu’il a été salarié de la Société PEZAN du 15. décembre 1983 jusqu’à son décès (Pièce n°2).
Le 12 août 2011, le diagnostic de carcinome broncho pulmonaire primitif a été posé comme l’indique le certificat médical initial du 28 septembre 2011 (Pièce n°3) établi par le Professeur A., joint à la déclaration de maladie professionnelle régularisée le 5 octobre 2011(Pièce n°4). Monsieur Jaime S. C. était âgé de 56 ans.
Le 4 novembre 2011, Monsieur Jaime S. C. est décédé des suites de sa pathologie (Pièce n°5). Il était âgé de 56 ans.
Par décisions des 13 février 2012 et 7 mars 2012, le caractère professionnel de sa pathologie et du décès consécutif a été reconnu par la Caisse Primaire d’Assurance Maladie de PARIS (pièce n°6).
Par décision du 25 juin 2012, la CPAM de PARIS a notifié la rente attribuée à Madame C. en sa qualité d’ayant droit de Monsieur Jaime S. C. (pièce n°7).
Le 12 décembre 2012, Madame C. a reçu une offre d’indemnisation du Fonds d’Indemnisation des Victimes de l’Amiante qui a fait l’objet d’une contestation devant la Cour (recours n°13/02702).
Parallèlement, les enfants de Monsieur Jaime S. C. ont formulé une demande d’indemnisation de leurs préjudices personnels.
Par lettre du 3 juillet 2013, le FIVA a proposé d’indemniser le préjudice moral et d’accompagnement de fin de vie de Monsieur David C. par une somme de 8 700 euro.
Monsieur David C. entend contester cette proposition d’indemnisation qu’il juge insuffisante à la faveur des observations suivantes…
Il demande de :
DECLARER recevable la contestation de Monsieur David C. contre l’offre d’indemnisation du Fonds d’Indemnisation des Victimes de l’Amiante du 3 juillet 2013
DECLARER l’offre d’indemnisation présentée par le Fonds d’Indemnisation des Victimes de l’Amiante insuffisante.
En conséquence,
DIRE ET JUGER que le FIVA devra verser la somme suivante:
‘ Indemnisation du préjudice moral et d’accompagnement 30 000 euro
CONDAMNER le Fonds d’Indemnisation des Victimes de l’Amiante à verser à Monsieur C. les sommes complémentaires avec intérêts au taux légal à compter de son arrêt.
DIRE qu’en application de l’article 31 du décret susvisé, les dépens de la procédure, et notamment le paiement des timbres fiscaux à hauteur de 35 euro, resteront à la charge du Fonds d’Indemnisation des Victimes de l’Amiante.
CONDAMNER le Fonds d’Indemnisation des Victimes de l’Amiante à verser à Monsieur David C. la somme de 3 000 euro sur le fondement de l’article 700 du Code de Procédure Civile.
Fait à Paris le 2 septembre 2013
Le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante conclut ainsi :
Il est demandé à la Cour de :
SUR LES PREJUDICES PERSONNELS SUBIS PAR LE FILS DE MONSIEUR C.
CONFIRMER l’offre d’indemnisation du FIVA en date du 3 juillet 2013 au titre des préjudices personnels subis par Monsieur David C. du fait du décès de son père, soit une somme de 8 700 euros.
EN TOUT ETAT DE CAUSE
DEDUIRE des sommes éventuellement allouées par votre Cour les provisions amiables éventuellement versées par le FIVA ;
DEBOUTER Monsieur C. de l’ensemble de ses prétentions, à l’exception de celles tendant à ce que les dépens soient mis à la charge du FIVA ;
DEBOUTER Monsieur C. de la demande fondée sur l’article 700 CPC.
Fait le 8 novembre 2013
M. David C. fait valoir :
En l’espèce, les attestations communiquées aux débats démontrent l’affection subie par Monsieur David C. du fait du décès de son père.
La violence de la maladie et la rapidité du décès ont déstabilisé Monsieur David C. dont les repères ancrés dans une vie de famille soudée et unie (pièces n°2 et 7) se sont construits autour de la figure paternelle: « souvent à l’écoute de mes problèmes, il a été et restera un exemple pour moi. Le voir fier de moi me rendait l’homme le plus heureux sur Terre» (Pièce n°3).
Ce préjudice est d’autant plus important que Monsieur Jaime S. C. est décédé alors qu’il était encore jeune (56 ans), et qu’il allait être grand père à quelques semaines près … Lohan est né le 9 décembre 2011, soit un mois jour pour jour après l’enterrement de son grand père …
L’annonce faite en famille par Monsieur C. le jour de ses trente ans, de sa future paternité et de son mariage augurait de moments de joie immenses. C’était avant que la maladie de Monsieur C. n’ait été diagnostiquée.
A partir du mois d’août 2011, « tous nos projets ont été bousculés>> (pièce n°4).
L’accompagnement de la fin de vie brutale de Monsieur Jaime S. C. a eu un fort retentissement psychologique sur Monsieur C. comme l’atteste Monsieur B.: « le fait d’accompagner son père avec lequel il entretenait une relation fusionnelle, dans cette terrible épreuve durant les mois qui suivirent et sans savoir s’il pourrait partager avec lui ces heureux événements le laissait dans une profonde torpeur>> (pièce n°5).
Les allers et retour à l’hôpital, l’assistance aux soins, la présence auprès de son père ont éclipsé les préparatifs du mariage et de l’arrivée de l’enfant de Monsieur David C. : « un bonheur imminent enfoui sous la tristesse », « mon mari était partagé entre joie de se marier et tristesse que son père ne soit pas là, il a beaucoup pleuré pendant toute cette période et je ne savais pas comment l’aider>> (pièce n°4).
Ces éléments constituent le préjudice moral et d’accompagnement de fin de vie de Monsieur David C., qui sont la conséquence directe du décès de Monsieur Jaime S. C. : «j’ai vécu les pires mois de ma vie alors que ça aurait dû être les plus beaux avec la naissance de mon enfant et mon mariage » (Pièce n°3).
Les répercussions sont encore importantes aujourd’hui, teintées d’incompréhension, de colère et d’injustice alors que David offrait à son père « le premier petit fils que mon père ne connaîtra jamais à cause de cette foutue maladie » (pièce n° 3)
Le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante conclut à la confirmation de son offre en faisant principalement valoir que M. C. était âgé de 30 ans lors du décès de son père, qu’il avait quitté le domicile familial et qu’il ne produit aucun certificat médical.
SUR QUOI
M. David C. avait trente ans lors du décès de son père et ce décès s’est produit à un moment assez particulier de la vie du fils qui allait avoir son premier enfant et se marier. Son épouse caractérise justement cette situation d’ambigüe, entre bonheur et tristesse.
Ces circonstances marquent une certaine particularité.
Cependant, M. David C. a eu le temps de bien connaître son père et de bénéficier non seulement de son éducation mais aussi de l’accompagnement paternel dans une vie de jeune adulte.
Sa femme indique dans son attestation qu’il se rendait quotidiennement voir son père durant la maladie quoiqu’ils habitent en Seine et Marne tandis que M. Jaimes C. habitait Villepinte.
En considération de l’ensemble de ces données d’affection et d’accompagnement, une indemnité de 18 000 euros peut être allouée.
PAR CES MOTIFS
Fixe à 18 000 euros l’indemnisé due à M. David C.,
Laisse les dépens à la charge du Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante.
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