mais ou est donc passe charlie

Mais où est donc passé Charlie ?

Karine FAVRO

Maitre de conférences en droit public, HDR,

CERDACC, UHA

1 – Depuis le 7 janvier 2015, le slogan « Je suis Charlie » a fait le tour de la planète sous forme de pancartes, de boutonnières, de cortèges, de paroles scandées, chantées… porté par un élan positif et fédérateur, symbole du respect de la liberté d’expression. Il a ensuite été à l’origine d’un mouvement négatif clivant la société internationale entre ceux qui s’identifient à « Je suis Charlie » et ceux qui s’y opposent au nom de l’offense envers la religion ou parce qu’ils tentent de justifier des actes de terrorisme pourtant inqualifiables… Puis de ce slogan reste trois mots: « Je suis Charlie ». Trois mots, qui aujourd’hui viennent orner des préservatifs, des mugs, des boîtiers de lunettes, des coques d’iPhone, symbole cette fois-ci de notre société de consommation.

Tout en démonstration, ce slogan a été jusqu’au 11 janvier porteur d’un élan populaire à la faveur du respect des libertés et plus particulièrement du respect de la liberté d’expression. Tout en contraste, ce slogan est depuis lors également entre les mains de ceux « qui ont entrepris de tracer de nouvelles frontières à la liberté d’expression et aux modalités dont les bouffons en font usage » (D. Mazeaud, « « Blasphaime »… », JCP G., n°5, 2 février 2015, p.108) hors les lois de la République. Ceux-là se réclament d’un autre slogan « Je ne suis pas Charlie ». Alors comment résister à l’envie de se demander un mois après ces terribles attentats, mais où est donc passé Charlie ? 

2 – Ce Charlie, qui a fait descendre dans la rue des millions de personnes de toutes les origines, de toutes les confessions derrière un seul drapeau blanc, gris et noir pour condamner la barbarie et faire triompher la démocratie… Ce Charlie, qui donne aux juristes l’occasion d’expliquer que seule la loi, et seulement la loi, peut tracer les frontières de la liberté d’expression et qu’il appartient au juge de la faire appliquer et d’en sanctionner si besoin est, les atteintes. C’est de cette liberté dont il est question, pilier de notre société démocratique, qui autorise au prix de la conciliation avec les droits et libertés d’autrui, l’expression de nos opinions, de notre humour à travers le blasphème ou la caricature.

3 – En France, c’est précisément l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui définit la libre de communication des pensées et des opinions comme « un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». La Déclaration des droits de l’homme, texte fondateur des droits inhérents à l’essence de l’homme, est un texte de valeur constitutionnelle (Cons. Const. n°71-44 DC du 16 juillet 1971 « liberté d’association ») intégré au bloc de constitutionnalité (Cons. Const., n°73-51 DC du 27 décembre 1973, dite « Taxation d’office »). L’article 1er du Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 proclame l’attachement du peuple français « aux Droits de l’homme […] tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946 ». Le Conseil constitutionnel, en qualité de gardien des textes constitutionnels, est le garant du respect des droits proclamés dans la Déclaration mais il revient aux juridictions ordinaires d’en assurer l’application concrète.

Legs de la Révolutions française, le libellé de l’article 11 est remarquable de précisions, il vise la liberté de l’émetteur et non celle du récepteur, même si le caractère universel de la Déclaration des droits de l’homme a permis d’étendre la liberté de communication à tous moyens qui procèdent de l’extériorisation de la pensée et de s’intéresser au récepteur. Fort de cette interprétation extensive, le Conseil constitutionnel a identifié au gré de sa jurisprudence toutes les formes d’expression susceptibles de relever du champ d’application de l’article 11 et considère qu’il est applicable à l’ensemble des communications électroniques, c’est-à-dire à l’ensemble des médias y compris Internet. Et, de préciser à l’occasion des décisions rendues, les garanties afférentes à l’exercice de ce droit, mises en œuvre par le législateur sur le fondement de l’article 34 de la Constitution (« il appartient au législateur, dans le cadre de sa compétence de fixer les règles relatives tant à la liberté de communication, qui découle de l’article 11 de la Déclaration de 1789, qu’au pluralisme et à l’indépendance des médias, qui constituent des objectifs de valeur constitutionnelle » ; Cons. Const., n°2009-577 DC, 3 mars 2009, cons. 3). La liberté de communication est donc une liberté fondamentale, condition des autres libertés. Récemment, dans le cadre d’une QPC, le Conseil constitutionnel a eu l’occasion de préciser sa position de principe (Cons. const., n°84-181 DC, des 10 et 11 octobre 1984, Entreprise de presse) et d’affirmer que la liberté d’expression et de communication, proclamée par l’article 11 de la Déclaration de 1789, est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés. Les atteintes portées à l’exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif d’intérêt général poursuivi (n°2013-319 QPC, 7 juin 2013, cons. 3).

On retrouve dans ce considérant de principe, les éléments du contrôle opéré par la Cour européenne des droits de l’Homme (Cour EDH) sur l’application de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CEDH) de 1950 qui prescrit la liberté d’expression. L’article 10 al 1 de la Convention dispose que « toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir et de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorité publique et sans considération de frontière ». La formulation de cet article est également universelle et s’applique donc à tout support et toute activité de communication. L’article 10 met à la charge des Etats une obligation de protection de la liberté ainsi garantie qui doit les amener à prendre toute mesure susceptible d’empêcher ou de sanctionner les actes des personnes privées. Au principe de liberté énoncé au paragraphe 1er s’opposent certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions envisagées au second paragraphe (la sécurité nationale, l’intégrité territoriale ou la sûreté publique, la défense de l’ordre ou la prévention du crime, la protection de la santé ou de la morale, la protection de la réputation ou des droits d’autrui, la sauvegarde d’informations confidentielles, la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire). La liberté d’expression fait donc partie des libertés conditionnelles pouvant faire l’objet d’une dérogation ou d’une restriction notamment dans le cadre d’une clause d’ordre public. Cela autorise l’Etat à limiter l’exercice du droit proclamé tout en le laissant subsister. Le contrôle de la Cour EDH se conçoit in concreto et contribue à la garantie de la liberté d’expression et à l’harmonisation des différents droits nationaux par rapport aux principes posés par la Convention.

Les restrictions doivent être prescrites par une loi prévisible et suffisamment accessible (CEDH, Plén., 26 avril 1979, Sunday Times, Req. n°6538/74), inspirées par un ou plusieurs buts légitimes prévues à l’alinéa 2 et nécessaires dans une société démocratique. Cette société se caractérise pour la Cour, par « le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture» et en conséquence, la liberté d’expression « vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou différentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population » (CEDH, Plén., 7 décembre 1976, Handyside c/ Royaume-Uni, Req. n°5493/72 ; 21 janvier 1999, Fressoz et Roire c. France, Req. n°29183/95). S’il appartient d’abord aux autorités nationales d’apprécier cette nécessité, et au premier chef aux tribunaux en vertu de la règle de l’épuisement des recours internes, cette appréciation est soumise à un « contrôle européen », opéré par la Cour EDH qui s’établit en trois temps. D’une part, les restrictions doivent être proportionnées aux nécessités visées par la société démocratique (CEDH, 23 septembre 1998, Lehideux et Isorni c. France, Req. n°55/1997/839/1045). D’autre part, la Cour considère qu’une restriction à la liberté d’expression doit découler d’un besoin social impérieux. Ainsi dans l’arrêt Fressoz et Roire c. France du 21 janvier 1999 la CEDH précise que « la nécessité d’une quelconque restriction à l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes il revient, en premier lieu, aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un besoin social impérieux susceptible de justifier cette restriction. Lorsqu’il y va de la presse (…) le pouvoir national se heurte à l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse (…) La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce ce contrôle, de se substituer aux juridictions nationales, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10, les décisions qu’elles ont rendu en vertu de leur pouvoir d’appréciation. » Enfin, la Cour impose un rapport raisonnable de proportionnalité. Dans l’arrêt du Roy et Malaurie c. France du 3 octobre 2000 (req. n°34000/96), la France a été condamnée pour violation de l’article 10 car « la condamnation des journalistes ne présentait pas un moyen raisonnablement proportionné à la poursuite des buts légitimes visés compte tenu de l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse ».

Le rôle de la Cour EDH est fondamental, les organes judicaires des Etats Européens et notamment de la France ont bien souvent une vision plus restrictive de la liberté d’expression par le nombre de limites qui y sont admises ; limites, que la Cour EDH n’identifie pas toujours comme nécessaires dans une société démocratique (la Cour a pu considérer que l’infraction d’apologie de crime de collaboration est contraire à l’article 10 – CEDH, 23 septembre 1998, Lehideux et Isorni c. France – tout comme le délit d’offense à chef d’Etat étranger – CEDH, 25 juin 2002, Colombani c. France, Req. n°51279/99). Et ce, même si ces restrictions font l’objet d’une stricte interprétation devant les juridictions nationales comme l’y invite la loi pénale. La liberté de la presse est particulièrement exposée à ce raisonnement dès lors que les journaux font état de débats d’intérêt général. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle cette liberté a souvent été malmenée par le passé aux prises de la Terreur et des régimes liberticides qui voulaient taire toute forme d’opposition au mépris de la loi en se servant des restrictions pour légitimer la censure.

4 – Pourtant, la liberté de la presse est servie par l’une des plus grandes lois adoptée sous la troisième République, celle du 29 juillet 1881. Même si elle a fait l’objet depuis lors de modifications pour être en capacité d’appréhender les questions d’intérêt général qui animent notre société (B. de Lamy, « Le « débat sur un sujet d’intérêt général », comme justification des infractions de presse », P. Dourneau-Josette, « La notion de « débat d’intérêt général » dans la jurisprudence de la CEDH », C. Bigot, « L’utilisation du critère de l’intérêt général en droit interne : éléments pour un bilan », Légipresse, n°323, janvier 2015, p.17 et s. ; M. Afroukh, « Le débat d’intérêt général au service de la liberté d’expression de l’historien – CEDH, 4 novembre 2014, Braun c. Pologne », Légipresse, n°323, janvier 2015, p.46), sa logique répressive de départ est immuable et vise seulement à sanctionner les abus constatés en laissant intacte la liberté de s’exprimer (v. sur ce point, C. Bigot, Pratique du droit de la presse – Presse écrite – Audiovisuel – Internet, Victoires Editions, PUF, 2013).

Cette liberté de s’exprimer comprend notamment le droit de s’exprimer avec humour dans une tradition française qui depuis le XIXème siècle est marquée par une tolérance à l’égard des caricatures (v. sur ce point, F. Gras, « La tradition française de protection des caricatures », Forum Légipresse du 2 octobre 2014, à paraître, Légicom, n°54). En témoignent, les célèbres caricatures d’Honoré Daumier, grimant Louis Philippe décliné pour l’occasion en la forme de poire (« Le Charivari », 1835). En l’absence de véritable statut juridique dans le domaine de la presse, ce droit à l’humour a la faveur des juges français, puis européens (H. Leclerc, « Caricature, blasphème et défi », Légipresse, n°243, III, p.123). En 1992 selon une position qui sera réitérée par la suite, le Tribunal correctionnel de Paris (Trib. Correct. Paris, 17ème ch., 9 janvier 1992, D. 1994, somm. p.195, obs. C. Bigot) a clairement affirmé que « la bonne foi doit raisonnablement s’apprécier en fonction du genre d’expression poursuivi (…) s’il n’existe aucune immunité légale en faveur des humoristes ou des bouffons, une réelle tolérance, voulue par l’usage, doit conduire le juge à concilier la plus large liberté d’expression avec les droits de la personnalité » même si la Cour de cassation a eu l’occasion de préciser que la satire cesse où commencent les attaques personnelles (Cass. Crim., 24 octobre 1995, pourvoi n°93-85094). Ce qui signifie que l’humour ne peut pas tout justifier dès lors que le propos tourne à l’offense gratuite. Il faut en convenir, le curseur n’est pas aisé à placer entre l’acceptable et l’offense (Trib. Correct. Paris, 17ème ch., 4 juin 2007, Carlier, Légipresse, 2007, I, p.156). Tout en admettant la satire et la caricature, la Cour EDH condamne également toute idée de liberté absolue en ce domaine car l’humoriste qui se prévaut de cette possibilité doit en assumer les devoirs et responsabilités (CEDH, 5ème Sect. 2 octobre 2008, Leroy c. France, Req. no 36109/03). Pour autant, la Cour EDH précise que la satire est « une forme d’expression artistique et de commentaire social qui par ses caractéristiques intrinsèques d’exagération et de distorsion de la réalité vise naturellement à provoquer et à susciter l’agitation ». Poursuivant cette idée, la Cour de cassation, dans une décision que l’on doit à Canal Plus, relève que la liberté d’expression doit prévaloir s’il n’existe aucun risque de confusion entre la réalité et l’œuvre satirique (Cass. Ass. Plén., 12 juillet 2000, Légipresse, n°175, III, p.162). Charlie Hebdo a également contribué à renforcer cet édifice jurisprudentiel dédié à l’humour. Ce journal est à l’origine d’un « attendu de principe qui a aujourd’hui force de loi » (B. Ader, « Je suis Charlie », Légipresse, n°323, janvier 2015, p. 3) : « On doit tolérer l’inconvenance grossière et provocatrice, l’irrévérence sarcastique sur le bon goût desquelles l’appréciation de chacun reste libre, qui ne peuvent être perçues sans tenir compte de leur vocation ouvertement satirique et humoristique, qui permet des exagérations, des déformations et des présentations ironiques » (CA Paris, 11 mars 1991 et 18 février 1992, Légipresse, n°95, III, p.112).

5 – C’est donc cette liberté qui doit nous permettre de rire des religions ou de ne pas en rire mais d’admettre que d’autres puissent en rire même s’ils ne représentent qu’une minorité. Un jugement très éclairant rendu par la 17ème chambre du TGI de Paris le 24 novembre 2005 (Communication Commerce Electronique, 2006, comm. 32, obs. A. Lepage), précise à ce sujet que notre droit « n’a nullement entendu soustraire les religions du droit de libre critique ou même de contestation – y compris la plus vive – dès lors que ces droits et libertés procèdent du débat d’idées. Les textes qui servent de fondement aux poursuites – lesquels de nature pénale, doivent s’interpréter restrictivement – entendent, non pas incriminer, dans l’ordre de la liberté de conscience, l’offense qui serait faite à telle ou telle religion, tel symbole sacré ou telle divinité déterminée, – qui était punie dans l’ancien droit sous l’appellation de blasphème – mais protéger la dignité d’une personne ou d’un groupe de personnes qui serait atteinte si (…) les personnes se trouvaient ramenées à des caractéristiques d’ordre général supposer leur dicter telle conduite ou intention spécifique ». La référence à notre droit stigmatise la loi de 1881 car la Cour de cassation se refuse à admettre le recours à l’article 1382 du Code civil (Cass. Civ. II, 8 mars 2001, pourvoi n°98-17574) ou à l’article 809 du Code de procédure civile (Cass. Civ. I, 14 novembre 2006, pourvoi n°05-15822) pour reconnaître un certain droit au respect des croyances et faire renaitre de ses cendres le blasphème. Les espaces de liberté garantis par la loi de 1881 sont nécessaires à la préservation du pluralisme.

Cette liberté s’exprime effectivement au travers du pluralisme des courants de pensée et d’opinion. Le Conseil constitutionnel et la Cour EDH font du pluralisme une condition de la démocratie. Cette conception de la démocratie est centrée sur la confrontation des idées et des opinions à laquelle les médias participent, et procède du rôle primordial joué par la liberté de communication dans le fonctionnement de la démocratie. Par ailleurs, la démocratie ne saurait se limiter à sa conception politique, elle englobe le débat culturel, cultuel et social sans lequel le pluralisme est incomplet. Le pluralisme auquel il est fait référence diffère quelque peu cependant à la lecture des décisions du Conseil constitutionnel et de la Cour EDH sans pour autant s’opposer. Pour le premier, la pluralisme est lié à un ordre de grandeur ou plus exactement à l’existence d’une quantité d’informations diffusées. Cette quantité doit se refléter pour ce qui nous occupe, tant par le nombre de titres de presse disponibles et leur diversité (pluralisme externe), que par la pluralité des contenus dédiés aux différentes courants de pensée et d’opinion (pluralisme interne). Charlie Hebdo de par son existence, garantit l’expression de courants de pensée et d’opinion somme toute minoritaires, comptant habituellement 40000 lecteurs hebdomadaires et participe ainsi au pluralisme externe tel qu’il est garanti par le Conseil constitutionnel. Reste que cette forme de pluralisme privilégie les opinions majoritaires car les titres à plus fort tirage sont aidés par l’Etat. Et l’aide que l’Etat consent au maintien du pluralisme ne vise pas cette publication. Par conséquent, cette presse d’opinion est en difficulté et survit difficilement en l’absence de financement publicitaire.

C’est justement pour soutenir l’expression minoritaire que la Cour EDH s’appuie sur une conception qualitative du pluralisme. En droit européen la notion de démocratie, bien qu’elle représente un élément fondamental de l’ordre public européen, n’a pas reçu de définition précise compte tenu de la diversité des cultures nationales mais présuppose la prééminence du droit et sa garantie par le juge. La jurisprudence de la Cour «traduit la recherche d’un délicat équilibre entre la définition d’une norme commune en matière de droits de l’homme et la préservation des particularismes étatiques (…) » (F. Sudre, Droit international et européen des droits de l’homme, PUF, collection droit fondamental, 2001). La Cour européenne considère que « bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts des individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité; elle commande un équilibre qui assure aux minorités un juste traitement qui évite tout abus d’une position dominante » (Idem). La Cour développe une jurisprudence originale «plus insistante sur les droits des minorités que sur le pouvoir de la majorité » (E. Casenove, Ordre juridique et démocratie dans la jurisprudence de la CEDH, Thèse, Amiens, 1994, p.161) et contribue à l’émergence d’une «conception renouvelée de la démocratie qui tend à s’imposer dans les sociétés contemporaines» et dans la jurisprudence des cours constitutionnelles européennes (Idem). Selon cette conception reprise par la jurisprudence de la Cour, toutes les idées sont bonnes à entendre même celles qui heurtent et celles qui choquent. La diversité des opinions y est qualitativement entendue.

6 – Le respect du pluralisme ne doit pas priver le récepteur de sa liberté de choix. En effet, le Conseil constitutionnel s’est fait l’interprète de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme, en consacrant la liberté de recevoir des idées et des opinions. Partant, à la lumière de ce texte, il protège le récepteur, imposant aux émetteurs la préservation du caractère pluraliste des courants de pensée et d’opinion. De sorte que les récepteurs sont « à même d’exercer leur libre choix sans que ni les intérêts privés, ni les pouvoirs publics puissent y substituer leurs propres décisions ni qu’on puisse en faire l’objet d’un marché » (Cons. Const., n°84-181 DC, 10 et 11 octobre 1984, Entreprise de presse ; Cons. Const., n°86-217 DC, 18 septembre 1986, Liberté de communication audiovisuelle).

Cette liberté de choix se comprend comme celle de lire ou de ne pas lire Charlie Hebdo, d’apprécier ou de ne pas apprécier cette publication. Dans l’affaire des caricatures du Prophète Mahomet, la 17ème chambre du Tribunal correctionnel de Paris avait d’ailleurs admis le 22 mars 2007 que « Charlie Hebdo est un journal satirique, contenant de nombreuses caricatures, que nul n’est obligé d’acheter ou de lire » et d’ajouter classiquement qu’en « France, société laïque et pluraliste, le respect de toutes les croyances va de pair avec la liberté de critiquer les religions quelles qu’elles soient, et avec celle de représenter des sujets ou objets de vénération religieuse ; que le blasphème qui outrage la divinité ou la religion n’y est pas réprimé » (req. n°0621308076 et 0620808086).

7 – Pour autant, il était légitime qu’une association musulmane agisse en justice contre Charlie Hebdo pour la publication des caricatures afin de vérifier que les limites n’avaient pas été franchies, et s’incline par la suite devant la décision de justice la déboutant des demandes formulées. En effet, si l’étude de la jurisprudence française révèle que le respect de toutes les croyances va de pair avec la liberté de critiquer la religion, les limites posées par la loi de 1881 en constituent le rempart. C’est l’injure envers un groupe de personnes notamment à raison de leur appartenance à une religion déterminée qui a été invoquée en l’espèce par cette association. L’injure est très largement entendue et permet de caractériser une invective, une forme de mépris envers une personne ou un groupe de personnes. La seule mise en cause d’une religion ou d’une croyance n’est pas de nature à constituer le délit. Ainsi lorsque Michel Houellebecq stigmatise l’Islam en précisant que c’est « la religion la plus con » le délit n’est pas constitué car cette affirmation ne peut laisser sous-entendre que tous les musulmans doivent être considérés de la sorte. Il s’agit d’une appréciation portant sur un système de pensée qui permet de comparer cette religion aux autres (Trib. correct. 17 ème ch., 22 octobre 2002, req. n°0132602861). A l’inverse, et aux termes d’un long contentieux, lorsque Dieudonné affirme « pour moi, les juifs c’est une secte, une escroquerie. C’est une des plus graves parce que c’est la première », la Cour de cassation sur renvoi, estime que cette expression « ne relève pas de la libre critique du fait religieux, participant d’un débat d’intérêt général mais constitue une injure visant un groupe de personnes » (Cass. Ass. Plén., 17 février 2007, pourvoi n°06-81785). La question qui était donc posée au juge dans l’affaire Charlie Hebdo, pouvait se résumer ainsi : est-ce que les caricatures assimilaient les musulmans en tant que groupe de personnes au terrorisme constituant ainsi une injure raciale ? La première caricature représentait le Prophète se tenant la tête dans les mains en disant « c’est dur d’être aimé par des cons ». Sur la deuxième, le Prophète accueillait des terroristes sur un nuage avec ces propos ; « arrêtez, arrêtez, nous n’avons plus de vierges ». La dernière représentait un homme sévère et barbu coiffé d’un turban en forme de bombe à la mèche allumée et sur lequel était inscrit en arabe la profession de foi de l’Islam. Ce faisant, le Tribunal a retenu le délit d’injure formellement constitué au motif que la caricature laissait entendre que cette violence terroriste est inhérente à la religion musulmane, tout en estimant eu égard au contexte de la publication que les limites à la liberté d’expression n’avaient pas été dépassées. Nous y reviendrons. Mais en appel, la Cour a considéré au contraire que l’injure n’était pas caractérisée car les caricatures « visaient clairement une fraction (les terroristes) et non l’ensemble de la communauté musulmane » (CA Paris, 11ème ch. A, 12 mars 2008, n°07/02873). L’association musulmane devait donc s’incliner mais défendait de solides arguments qui n’ont pas eu la faveur du juge en raison du contexte et de la distinction clairement posée entre terroristes et musulmans.

8 – C’est de cette liberté dont se revendique ce Charlie, et certainement pas de celle qui consiste à abattre de sang froid des personnes pour avoir publié des caricatures au nom d’un « sens des responsabilités, d’autant plus certain que des vies sont en jeu, qu’imposeraient la conscience, la décence, la morale et l’éthique » ((D. Mazeaud, « « Blasphaime »… », JCP G., n°5, 2 février 2015, p.108). Ce raisonnement se résumerait au choix suivant : vivre en s’autocensurant ou mourir en s’exprimant… Ce raisonnement n’est pas tenable dans une société démocratique consacrant par le droit « les principes essentiels qui fondent notre République laïque dans son rapport avec les croyances. En cela, la guerre contre le terrorisme islamiste est aussi la guerre du droit » (J. –C. Magendie, « Charlie Hebdo, la laïcité et la protection des croyances », JCP G., n°3, 19 janvier 2015, p.43). Par delà, ce n’est pas de ce fanatisme religieux dont se réclament les Imans, qui ont unanimement condamné ces actes de terrorisme dépourvus de tout lien avec la religion. Il n’y a point de liberté pour les ennemis de la liberté.

Etroitement lié aux valeurs démocratiques sur lesquelles repose le Conseil de l’Europe, cette maxime prend tout son sens à lecture combinée des articles 17 et 10 de la CEDH. Par conséquent, l’article 10 ne peut permettre à quiconque « de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la présente convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à ladite convention ». Sur ce fondement est donc caractérisé l’abus de droit qui conduit à la déchéance des droits consacrés. Cette disposition peut rendre impossible pour les personnes qui tentent de détruire les droits et libertés garantis par la Convention, de tirer de celle-ci un droit leur permettant de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte tendant à une telle destruction. L’appréciation de cet article 17 autorise parfois que l’on combatte les ennemis de la liberté par des méthodes qui relèvent elles aussi de l’insulte sur le mode de la riposte (CEDH, 1er juillet 1997, Affaire Oberschlick c/ Autriche, req. n°20834/92). Rares sont les décisions pour lesquelles l’article 17 assure sa fonction de déchéance. De façon générale, cette disposition est davantage utilisée comme un arrière fond interprétatif des restrictions de droit commun aux droits garantis, notamment s’agissant du contentieux des restrictions à la liberté d’expression des auteurs des propos négationnistes (S. Van Drooghenbroeck, « L’article 17 de la CEDH : incertain et inutile », in Pas de liberté pour les ennemis de la liberté, Bruylant Bruxelles, 2000, p.166). Si bien que l’interprétation restrictive du champ d’application de l’article 17 et son cantonnement aux droits et libertés dont la Convention permet en temps normal la limitation, posent la question de son utilité (Idem.). En effet, ces ennemis de la liberté peuvent directement être poursuivis en France sur le fondement de la loi de 1881 et l’article 17 permet seulement de réguler cette répression sous le contrôle de la Cour qui apprécie de façon circonstanciée dans quels cas, la condamnation prononcée par les juridictions nationales est légitime (v. par exemple, CEDH, 5ème Sect. 2 octobre 2008, Leroy c. France, Req. no 36109/03 ; CEDH, 5ème Sect. 15 janvier 2009, Orban et autres c. France, Req. no 20985/05).

Dans cette perspective, la loi de 1881 prohibe des manifestations d’opinions telles que la provocation directe à commettre un crime ou un délit (article 23), et plus spécialement l’apologie de crimes c’est à dire les atteintes volontaires à la vie, les atteintes volontaires à l’intégrité de la personne et les agressions sexuelles (article 24) et le négationnisme (article 24 bis). L’apologie du terrorisme était sanctionnée par la loi de 1881 à l’instar des discours qui attisent la haine mais, en raison du quantum de la peine probablement jugé insuffisant, cette incrimination relève depuis la loi n°2013-1353 du 13 novembre 2014 de l’article 421-2-5 du Code pénal qui punit de 5 ans d’emprisonnement et de 75000 euros d’amendes, tous les comportements qui conduisent à provoquer directement des actes de terrorisme ou à faire publiquement l’apologie de ces actes. La peine est portée à 7 ans d’emprisonnement et 100000 euros d’amende lorsque les faits ont été commis en utilisant un service de communication au public en ligne. Cette précision du texte pénal est loin d’être inutile lorsque l’on s’intéresse au fonctionnement des réseaux terroristes qui ne résistent pas à l’appel des réseaux sociaux. Reste que le régime procédural est également plus lourd, prévoyant la comparution immédiate et un allongement des délais de prescription qui passent de un à trois ans ce que les partisans de la loi sur la presse semblent déplorer au motif de la cohérence du dispositif. Mais la lutte contre le terrorisme reste la seule motivation, et la Cour EDH n’y est pas insensible (CEDH, 16 décembre 2014, Ibrahim et autres c. Royaume Uni, req. n°50541/08, 50571/08, 50573/08 et 40351/09) au même titre que le Comité des Ministres qui, le 2 mars 2005, a adopté une déclaration sur la liberté d’expression et d’information dans les médias dans un contexte de lutte contre le terrorisme. Reste à savoir si ce nouveau texte résistera au contrôle de la Cour EDH qui peut estimer suffisant l’arsenal législatif existant sur le fondement de la loi de 1881, et trouver peu pertinentes ces nouvelles restrictions dans le cadre d’une société démocratique.

9 – Pour autant, même adeptes de la liberté d’expression, nous ne sommes pas tous des provocateurs et nous n’avons pas vocation à le devenir. C’est ce qu’exprime le Professeur en Sciences sociales, Didier Fassin à l’Institute for Advanced Study de Princeton, au sein d’un article pour le journal Libération du 19 janvier 2015, titré : « Ethique de conviction contre éthique de responsabilité ». L’éthique de la conviction se réfèrerait au principe de premier rang de liberté d’expression, alors que l’éthique de la responsabilité « invoque (…) les conséquences prévisibles, en sachant que toutes ne le sont pas », telles que l’offense, la violence, la mise en danger des journalistes, la radicalisation de certains segments de la population. Certes, les partisans de la conviction n’éludent pas les conséquences lointaines en ayant pour idéal la construction d’une société démocratique, là où les partisans « de l’éthique de la responsabilité ne manquent pas de conviction, notamment en terme de tolérance à l’égard des croyances des autres (on peut être athée et se défendre d’attaquer la religion) et de respect de la dignité (on peut critiquer une religion sans en avilir les symboles) ». L’opposition entre ces deux formes d’éthique n’est en aucun cas tranchée car de nombreuses postures intermédiaires existent et justifient que certains décident de publier là où d’autres s’y refusent. Autrement dit, tous les titres de presse n’ont pas vocation à publier les caricatures du Prophète, ni à se moquer des religions au regard de leur ligne éditoriale. C’est l’apanage d’une presse dite humoristique et plus généralement de ce que l’on a coutume d’appeler la presse d’opinion « qui a la plus grande liberté de ton » à condition de faire preuve des précautions nécessaires dans la vérification de l’information (v. à ce sujet, TGI Paris, 17ème ch., 4 juillet 2001, Légipresse, 2001, I, p.39 ; 17 octobre 2000, Légipresse, 2001, I, p.43).

Mais à l’inverse, cette liberté comprend également le droit de modérer son expression de manière à éviter que des propos ou des dessins puissent dans leur sens premier caractériser l’outrage (v. M. Vivant, « Je suis Charlie », D., 2015, p.65). C’est en ce sens qu’il convient de lire le jugement du Tribunal correctionnel du 22 mars 2007. En recherchant à l’examen de la dernière caricature du Prophète si la critique et l’humour étaient restées dans les limites acceptables, le tribunal relève dans un premier temps que « si ce dessin peut apparaître en soi et pris isolément de nature à outrager l’ensemble des adeptes de cette foi », il a néanmoins considéré « qu’il ne saurait (…) être apprécié indépendamment du contexte de sa publication (…) Charlie Hebdo dans ce numéro spécial (…) a clairement revendiqué un acte de résistance à l’intimidation et de solidarité envers les journalistes (danois) menacés ou sanctionnés ». Cette caricature « ne peut qu’être regardé(e) comme participant à la réflexion dans le cadre d’un débat d’idées sur les dérives de certains tenants d’un Islam intégriste ayant donné lieu à des débordements violents (…) en se revendiquant de cette religion et en prétendant qu’elle pourrait régir la sphère politique ». Autrement dit, si les juges de Paris ont relaxé Charlie Hebdo, c’est en raison de sa ligne éditoriale et des objectifs clairement affichés de la publication. A contrario, tous les titres de presse ne font pas acte de résistance, et sans s’inscrire dans ce débat d’idées, ils auraient probablement été condamnés pour avoir publié ces caricatures. Assurément, il n’ont pas tous souhaité le faire. C’est cette liberté qu’il convient également de défendre.

10 – Hors du débat d’opinion, reste le slogan « Je suis Charlie ». Sa puissance est indéniable, comparable à une lame de fond dans les effets produits, outrepassant très largement l’intention de départ. Pour Joachim Roncin, directeur artistique du magazine gratuit Stylist, l’apposition de ces trois mots est l’expression du choc ressenti lorsqu’il apprend sur Twitter la fusillade qui a eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo. Il est encore en conférence de presse lorsque des idées se bousculent dans sa tête, inspiré de phrases prononcées par le passé à la suite d’événements majeurs (« Nous sommes tous Américains », titrait le Monde au lendemain du 11 septembre ou « Je suis un Berlinois », prononçait Kennedy en 1963 dans les locaux de la Freie Universität de Berlin) et probablement inspiré de la série Où est Charlie ? Pour la réalisation, le directeur artistique va conserver le logo de Charlie Hebdo, tout en adoptant la police de caractère de Stylist pour exprimer le « Je suis », et choisissant de le faire ressortir avec des lettres blanches et grises (Charlie) sur fond noir. L’utilisation du verbe être au présent et à la première personne du singulier a probablement suscité l’émotion la plus intense concourant à son appropriation et à la mobilisation générale. « A 12 h 52, l’image est tweetée, et la machine virale lancée. Aujourd’hui, on compte plus d’un million de photos postées sous le hashtag “Je suis Charlie” sur Instagram, et plus de cinq millions d’occurrences du même hashtag sur Twitter » (Les Inrocks, « Qui se cache derrière le slogan « Je suis Charlie » ? », http://www.lesinrocks.com/2015/01/22/actualite/qui-se-cache-derriere-le-slogan-je-suis-charlie-11549378/). Par ce slogan, il n’était nullement question de se rallier à la ligne éditoriale de Charlie Hebdo, mais d’y voir d’après son concepteur « un message purement républicain, d’espoir, de solidarité, de paix, de rassemblement qui dépasse Charlie Hebdo. C’est un message qui dit qu’on a le poing levé et qu’on n’a pas peur. Ils n’ont pas touché qu’une rédaction, que des Juifs, que des policiers. Ils ont touché le monde de la pensée libre » (Idem.). C’est cet esprit républicain que son concepteur souhaite promouvoir en s’opposant à toute exploitation commerciale du slogan. Sur le terrain du droit des marques, il a obtenu gain de cause. Que ce soit devant l’Institut national de propriété intellectuelle (INPI), sur le fondement de la distinctivité, ou devant l’Office de l’harmonisation dans le marché intérieur (OHMI), sur le fondement du respect de l’ordre public et des bonnes mœurs, aucun des 120 dépôts de marque –dont deux visant à promouvoir l’armement ! – n’a été enregistré.

11 – « Je suis Charlie » doit rester le symbole du respect de la liberté d’expression mais légitime aussi l’expression de ce mouvement populaire à l’appel des réseaux sociaux d’une ampleur inédite. L’utilisation du « Je » a fédéré et la propagation du mouvement par le truchement des réseaux sociaux s’explique par cette subjectivité, raison d’être du réseau. Outre les rassemblements spontanés de la population autour de lieux symboliques dans toutes les villes de France, ces événements ont été l’occasion d’échanges nombreux directement sur les réseaux. Témoignages, dessins, messages de soutien, caricatures en tous genres ont inondé la toile, et bien souvent de façon débridée en donnant le sentiment d’une liberté d’expression à deux vitesses. Avec d’un coté, une presse institutionnalisée, soumise au respect de la loi et d’un autre coté, une expression populaire, parfois plus acerbe et en tout état de cause bien plus diffuse, qui circule librement avec un sentiment d’impunité. L’une ne va pas sans l’autre comme a pu l’exprimer Olivier Schrameck, Président du CSA au sujet des disfonctionnements constatés des médias audiovisuels lors de la couverture des événements (v. www.csa.fr). Les médias institutionnels, et notamment les médias audiovisuels, pratiquent en situation de crise « l’information continue » du public sous la pression des réseaux sociaux alimentés eux-mêmes en informations et vidéos postées en permanence. Les services de rédaction des médias audiovisuels doivent absorber en temps réel cette manne disponible et s’adapter aux besoins de leur public. D’où l’existence de dérives, car certains propos peuvent attiser la haine, être contraires à l’ordre public ou porter atteinte à la sécurité des personnes, ce qui donne l’impression parfois que les médias et les services de communication en ligne contribuent aux objectifs poursuivis par les terroristes. Le fait est que la réalité est tout autre, et même si les individus non journalistes de profession bénéficient traditionnellement d’un allègement de leurs obligations devant le juge (Cass. Crim, 13 juin 1995, pourvoi n°93-81312 ), le droit de la presse s’applique aussi bien aux médias institutionnels qu’à toutes publications d’anonymes postées sur le réseau et suppose que la responsabilité de l’auteur de propos litigieux soit recherchée a posteriori, sous réserve bien sur que cet auteur soit identifiable.

Ainsi lorsque Dieudonné sur sa page Facebook, affirme se sentir « Charlie Coulibaly », la décision du parquet de le poursuivre pour apologie d’un acte de terrorisme, relève de cette logique de responsabilité et en raison de sa qualité, il ne bénéficie d’aucun allègement de ses obligations. Cette décision de poursuite repose sur la signification de l’expression elle-même et la façon dont elle est perçue par l’ensemble des individus, pour ne pas dire par « l’individu moyen ». Pour analyser les propos de Dieudonné, il convient de se référer au contexte d’ensemble à l’image de la décision du juge dans l’affaire des caricatures du Prophète. Même si Dieudonné défend de façon ambiguë la thèse de l’humour, ce n’est pas un critère qui permet d’échapper à toute condamnation, et cela l’auteur des propos en a bien conscience, tout comme le Directeur de la publication de Charlie Hebdo qui n’a pas toujours eu les faveurs du prétoire. Cette expression de « je me sens Charlie Coulibaly » n’est pas dénuée de signification dans ce contexte troublé ; toute exagération de l’auteur n’ôte pas la signification que le message peut avoir pour le récepteur, de nature cette fois-ci à altérer la paix publique (v. T. Hochmann, « La liberté d’expression après Charlie Hebdo : le fantasme du double standard », Verfassungsblog on matters Constitutional, 1er février 2015, http://www.verfassungsblog.de). Il n’y a donc pas « deux poids, deux mesures » mais une seule façon au regard de la loi d’analyser la portée de ce message dans ce contexte exceptionnel.

12 – Dans bien des cas cependant, l’auteur des propos n’est pas toujours identifié même si tout éditeur de sites, pour respecter l’objectif de transparence, doit fournir des éléments d’identification à son hébergeur de façon à assumer la responsabilité des propos postés sur le réseau en qualité de directeur de la publication. Lorsque c’est le cas, il est responsable de plein droit comme auteur principal de l’infraction et l’auteur du texte peut être classiquement poursuivi comme complice. Cela étant, lorsque le directeur de la publication n’a pas la maitrise éditoriale des propos tenus sur une partie du site, dédié à des blogs, forums, tweets et commentaires en tous genres, sa responsabilité en ressort allégée aux termes d’un dispositif complexe qui mérite d’être encore clarifié. En effet, la loi n°2009-669 du 12 juillet 2009, dite loi HADOPI I, a essayé de régir les espaces dédiés aux contributions personnelles en ligne en retenant le régime de responsabilité pénale suivant : « lorsque l’infraction résulte du contenu d’un message adressé par un internaute à un service de communication au public en ligne et mis par ce service à la disposition du public dans un espace de contributions personnelles identifié comme tel, le directeur ou le co-directeur de la publication ne peut pas voir sa responsabilité pénale engagée comme auteur principal s’il est établi qu’il n’avait pas effectivement connaissance du message avant sa mise en ligne ou si, dès le moment où il en a eu connaissance, il a agi promptement pour retirer ce message ». La Cour de cassation a étendu récemment ce régime de responsabilité pénale au producteur d’un site, c’est-à-dire celui qui a pris l’initiative d’ouvrir une zone de commentaires ou un forum, en l’alignant sur celui du directeur de la publication (Cass. Crim., 31 janvier 2012, pourvoi n°11-80010, Communication Commerce Electronique, 2012, comm. 43, obs. A. Lepage). Partant, le directeur de la publication ou le producteur, tout en devant agir promptement aux termes de la loi pour retirer ce contenu illicite, n’a pas d’obligation générale de surveillance de nature à empêcher la réapparition des contenus illicites. Une telle obligation de blocage sans limitation dans le temps, serait disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi (Cass. Civ. I, 12 juillet 2012, pourvoi n°11-15165, D., 1012, p.2071).

En dehors de ce régime spécifique de responsabilité pénale applicable à l’hypothèse du message adressé par un internaute à un service de communication au public en ligne et mis par ce service à la disposition du public dans un espace de contributions personnelles, c’est le régime de responsabilité civile et pénale de l’hébergeur qui prévaut, selon les termes de la loi n°2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique. Cette responsabilité de l’hébergeur est également allégée et ressemble à celle du directeur de la publication dans ses conditions de mise en œuvre (il doit agir promptement pour retirer les contenus illicites dont il a connaissance). Ils ont l’obligation de mettre en place un dispositif qui permet à toute personne de porter à leur connaissance les données illicites. L’hébergeur est également tenu à une obligation générale de détention et de conservation des données d’identification qui lui ont été communiquées par des tiers ayant mis en ligne des contenus sur son site. Ce régime est essentiellement applicable en matière d’insertion de liens hypertextes et d’agrégation de flux RSS émanant de site tiers (v. C. Bigot, Pratique du droit de la presse – Presse écrite – Audiovisuel – Internet, préc., p.228). Certes, ce régime est largement perfectible car il pose des distinctions sémantiques entre directeur de la publication et hébergeur de nature à rendre complexe la mise en œuvre des responsabilités, d’autant que sur le fondement de la loi pour la confiance dans l’économie numérique de 2004, la distinction cette fois-ci entre hébergeur et éditeur de contenus donne lieu à un contentieux abondant. Les processus de diffusion sur Internet ne se prêtent pas à une telle rigidité et l’enjeu est grand car l’éditeur de contenus est pleinement responsable. Dans le cadre de sa responsabilité allégée, la qualité d’hébergeur repose sur deux critères : il doit agir comme simple intermédiaire technique en offrant une plateforme qui se limite à héberger des contenus sur le web. Ces contenus doivent être fournis par les tiers en toute indépendance sans que l’hébergeur puisse se prévaloir d’un quelconque choix éditorial. Si ces deux critères ne sont pas remplis, c’est la qualification d’éditeur de contenus qui s’impose (Cass. Civ. I, 17 février 2011, Tiscali, pourvoi n°09-67896 ; Cass., Civ. I, 17 février 2011, pourvoi n°09-13202). Quelles qu’en soient les imperfections, ce régime de responsabilité a le mérite d’exister et de démontrer que le droit de presse et plus largement le droit de la communication ont vocation à régir l’expression sur la toile. Sans doute que la rapidité à laquelle s’échangent les informations sur le net mériterait une réflexion de fond et plus globale sur l’efficacité des modes judiciaires de règlement des conflits. Le temps de la répression judiciaire est peu compatible avec la société du net et laisse des propos parfois peu respectueux de la liberté d’expression se répandre en véhiculant ce sentiment d’impunité. Le développement de modes alternatifs de règlement des conflits et plus largement de mécanismes de régulation propres à Internet, incarnent probablement la voie à suivre. Puisse Charlie nous annoncer des lendemains prometteurs !

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