LA DEFECTUOSITE DU MEDIATOR JUDICIAIREMENT RECONNUE TGI Nanterre, 22 octobre 2015, n° 12/07723 et n° 13/06176
Marie-France Steinlé-Feuerbach
Professeur émérite en Droit privé et Sciences criminelles à l’UHA
Directeur honoraire du CERDACC
Les deux jugements rendus par le tribunal de grande instance de Nanterre constituent une étape importante dans le (les) parcours des victimes du Médiator en ce qu’ils reconnaissent la défectuosité du produit. Il est toutefois permis de regretter la faiblesse des montants des indemnités prononcées.
Mots clés :
Articles 1386-1 et s. du code civil – Indemnisation – Lien de causalité – Médiator – Médicament – Produit défectueux – Responsabilité civile
Tristement célèbre, le Médiator, commercialisé par la société Les Laboratoires Servier depuis le 1er septembre 1976, a été retiré du marché français le 30 novembre 2009 suite à la mise en évidence par l’AFSSAPS (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé) de l’apparition de valvulopathie et d’hypertension artérielle pulmonaire.
A cette date, 145 millions de boîtes avaient été vendues en France. La lenteur des autorités sanitaires françaises, malgré les alertes lancées dès 1997, a eu des conséquences humaines qui confèrent à l’affaire du Médiator la dimension d’un scandale sanitaire. Sur le plan des responsabilités, seule celle de l’Etat, à raison du maintien de la mise sur le marché jusqu’en novembre 2009 du Médiator, avait jusqu’à présent été retenue, le coup d’envoi du succès de cette voie de droit ayant été donné par le tribunal administratif de Paris, le 3 juillet 2014 (Mme A., n° 1312345/6, J. Petit, « L’affaire du Mediator : la responsabilité de l’Etat », RFDA nov.-déc. 2014, p. 1193 ; S. Brimo, « La responsabilité administrative, dernière victime du Mediator ? », AJDA 2014, p. 2490 ; F. Roussel, « Médiator : l’impossibilité pour l’Etat de s’exonérer de sa responsabilité envers les victimes », AJDA 2015, p. 1986).
Devant les juridictions judiciaires et sur le plan pénal, on peut noter une certaine confusion du fait d’un dédoublement des procédures, l’une devant le tribunal de grande instance de Paris, l’autre devant celui de Nanterre (par citation directe). Le procès, pour faits de tromperie aggravée, devant le tribunal de grande instance de Nanterre avait été interrompu par une QPC soulevée par les avocats des Laboratoires Servier, leurs clients étant mis en examen pour les mêmes faits devant deux juridictions. Bien que la Cour de cassation ait refusé, le 24 août 2012, de transmettre cette QPC, le procès devant la juridiction correctionnelle de Nanterre n’a pas encore repris. C’est donc uniquement sur le plan civil, que le tribunal de grande instance de Nanterre vient de reconnaître la responsabilité des Laboratoires Servier par deux jugements rendus le 22 octobre (T. Coustetle, «Le Médiator est un produit défectueux », D. actu., 25 oct. 2015) .
Monsieur Michel D. a été traité par Médiator du 23 juin 2003 au 30 novembre 2009 et une insuffisante mitrale a été diagnostiquée en janvier 2009. Il a été opéré le 24 février 2011, l’intervention consistant au remplacement valvulaire mitral à l’aide d’une prothèse mécanique et à la résection de l’aorte descendante. Le traitement par le Médiator de Mme Esther S. est établi du 9 février 2006 au 17 octobre 2009, la demanderesse souffre d’une double valvulopathie aortique et mitrale, découverte en janvier 2011. Dans les deux affaires, les Laboratoires Servier tentent d’obtenir un sursis à statuer en raison des procédures pénales en cours. Le tribunal de fait pas droit à cette demande car les actions ne sont pas exercées en réparation des dommages causés par une des infractions faisant l’objet des instances pénales en cours (art. 4 al. 3 CPP).
Les actions exercées ne sont pas fondées sur la faute mais sur la responsabilité objective du producteur d’un produit défectueux. Le tribunal établit la défectuosité du produit (I) et se prononce sur le lien de causalité entre celle-ci et les pathologies des demandeurs (II) avant d’accorder des indemnités peu élevées (III).
I) La défectuosité avérée du Médiator
Il s’agissait d’établir la défectuosité du médicament au sens de la loi du 19 mai 1998, issue d’une directive communautaire du 25 juillet 1985. Par cette loi a été créé au Code civil un Titre IV bis « De la responsabilité du fait des produits défectueux » décliné des articles 1386-1 à 1386-18. La notion de défectuosité du produit est précisée, « Un produit est défectueux au sens du présent titre lorsqu’il n’offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre » (art. 1386-4). Le défaut considéré est non seulement la défectuosité du produit lui-même mais également toute mauvaise information relative à son usage (Civ. 1ère, 7 nov. 2006, Bull. civ. II, n° 275 ; Civ. 1ère, 4 fév. 2015, JAC n° 154, mai 2015, note M.-F. Steinlé-Feuerbach). Il appartient au demandeur de prouver le dommage, le défaut ainsi que le lien de causalité entre le défaut du produit et le dommage (art. 1386-9) afin de mettre en jeu la responsabilité de plein droit du producteur.
Dans les deux espèces, le dommage est établi par des expertises médicales. S’agissant de la défectuosité elle-même, la défense des Laboratoires Servier tente de profiter de la réaction tardive des autorités sanitaires françaises pour affirmer que les risques n’ont été identifiés que fin 2009 ce qui impliquerait que « l’éventuel défaut du Médiator n’a pu être identifié que postérieurement à sa mise en circulation et concomitamment à son retrait par les autorités de santé ». Ainsi, la défense se réfugie derrière la passivité de l’AFFSAPS alors même que le tribunal administratif de Paris avait, dans sa décision du 3 juillet 2014, considéré « l’État responsable des fautes commises par l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé pour ne pas avoir suspendu ou retiré à compter de 1999 l’autorisation de mise sur le marché du Médiator, dès lors que les dangers du benfluorex, substance active du Médiator, étaient alors suffisamment caractérisés ».
L’argument se place sur le terrain de l’exonération pour risques de développement, c’est-à-dire l’hypothèse dans laquelle « l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où le produit a été mis en circulation, n’a pas permis de déceler l’existence d’un défaut » (art. 1386-11 4°). Mais comme l’appréciation de l’état des connaissances scientifiques et techniques doit se faire de manière objective, en tenant compte du niveau le plus avancé de ces connaissances (CJCE, 29 mai 1997, JCP G 1997, I, 4070, obs. G. Viney), le seul retard des autorités sanitaires françaises ne peut justifier une telle exonération. En réalité, le médicament avait été retiré du marché en Suisse dès 1998 ce qui, au sens de l’article 1386-11 exclut l’exonération pour risques de développement.
Le tribunal de Nanterre, pour admettre le défaut du produit, se réfère à un composé du médicament, le Benfluorex. Celui-ci est associé à la famille des fenfluramines, dont les effets nocifs sont suspectés depuis les années 1980, la mise en évidence des effets indésirables graves à type HTAP ainsi que de valvulopathies avait conduit l’Agence du médicament à suspendre, le 15 septembre 1997, l’autorisation de mise sur le marché de deux médicaments de cette famille, l’Isoméride et le Pondéral. Le tribunal recense différentes études menées sur les fenfluramines établissant les risques cardiotoxiques potentiels alors que « les informations sur les effets indésirables et les précautions d’emploi du Médiator ne faisaient pas mention des risques d’apparition d’une HTAP et d’une valvulopathie ». Or, « la seule suspicion de ces risques obligeait le laboratoire producteur à en informer les patients et les professionnels de santé, notamment en les mentionnant dans la notice d’utilisation du médicament ». Cette absence d’information constitue bien un défaut du produit au sens de la loi du 19 mai 1998.
Reste cependant encore aux patients d’établir le lien de causalité entre ce défaut, maintenant reconnu, et les pathologies dont ils souffrent.
II) L’établissement délicat du lien de causalité
En matière de santé, l’établissement du lien de causalité se heurte fréquemment à l’absence de certitude scientifique. Mais en cas de sinistre sériel sanitaire, la jurisprudence civile, souvent précédée par la jurisprudence administrative, a su assouplir sa conception du lien de causalité entre l’administration d’un produit, ou l’exposition à celui-ci, et l’apparition d’une pathologie (P. Brun, « Causalité juridique et causalité scientifique », Rev. Lamy dr. civil 2007, suppl. au n° 40, p. 15 ; P. Philippe, « Les présomptions relatives à la causalité », Rev. Lamy dr. civil 2007, suppl. au n° 40, p. 39 ; G. VINEY, « La responsabilité des fabricants de médicaments et de vaccins : les affres de la preuve », D. 2010, p. 391). Les difficultés liées à la preuve de la causalité ont été rencontrées pour des contaminations sanguines, qu’il s’agisse du VIH ou de l’hépatite C, également pour des pathologies provoquées par des produits comme l’amiante, le vaccin contre l’hépatite B, ou encore pour le Distilbène. Il est maintenant admis que, devant l’impossibilité d’établir avec certitude la preuve du lien de causalité, les juges se fondent sur des présomptions graves, précises et concordantes. La vraisemblance scientifique de la causalité, confortée par l’absence d’autres causes d’apparition de la pathologie, conduit les juges à admettre le lien de causalité en matière de contamination sanguine, par absorption de médicaments ou par exposition à l’amiante. Plus récemment le jeu des présomptions quant au vaccin contre l’hépatite B a été admise (Civ. 1ère, 9 juil. 2009, RCA oct. 2009, p. 7, note C. Radé, Civ. 1ère, 26 sept. 2012, D. 2012, p. 2376 et Civ. 1ère, 10 juill. 2013, D. actu., 24 juillet 2013, note T. Douville) avec cependant moins de souplesse (M.-F. Steinlé-Feuerbach, « Vaccin contre l’hépatite B et sclérose en plaques : l’imbroglio de la causalité ! (Civ. 1ère, 20 mai 2013 et Civ. 1ère, 10 juillet 2013) », JAC n° 137, oct. 2013).
Les magistrats de Nanterre, dans le sillage de cette jurisprudence, retiennent qu’ « Eu égard à la difficulté d’établir scientifiquement un lien de causalité, il est admis que la preuve de cette causalité peut être administrée par la réunion de présomptions suffisamment graves, précises et concordantes à condition, d’une part, que le fait invoqué puisse au regard des données acquises de la science être matériellement une cause génératrice du dommage, d’autre part qu’il soit hautement probable que ce facteur a été à l’origine du dommage et enfin, que les autres causes possible du dommage aient pu être circonscrites et exclues ».
Ce raisonnement ne conduit pas au même résultat selon le demandeur, ceci en raison de la dernière condition – les autres étant satisfaites. Lorsque le produit est un médicament, si les prédispositions de la victime ne sauraient réduire le droit à réparation lorsque l’affection n’a été révélée ou provoquée que par le médicament, il n’y a pas rupture du lien de causalité entre la prise du médicament et le dommage, mais cela ne signifie cependant pas qu’il ne sera pas tenu de la pathologie préexistante pour chiffrer le quantum de la réparation.
S’agissant de Mme Esther S., la plausibilité du lien de causalité entre son exposition au Médiator et la valvulopathie aortique est établie par expertise, la pathologie étant caractéristique de lésions médicamenteuses qui ne peuvent être attribuées à un éventuel état antérieur. L’expertise n’ayant révélé aucun autre facteur causal, le lien de causalité avec la prise du médicament est établi par présomptions. En ce qui concerne Michel D., la situation est différente, ses troubles étant considérés comme étant seulement pour moitié d’origine médicamenteuse et pour moitié imputables à la préexistence d’une valvulopathie rhumatismale asymptotique. Le lien de causalité est donc partagé à parts égales entre l’exposition au benfluorex et la valvulopathie rhumatismale, ce qui réduit d’autant une indemnisation déjà peu généreuse.
III. L’indemnisation parcimonieuse des victimes
Face au nombre de victimes du Mediator, et comme souvent en cas de catastrophe sanitaire, la réaction a été le recours à la solidarité nationale. Votée peu de temps après la prise de conscience de la catastrophe, la loi du 29 juillet 2011 offre à « toute personne s’estimant victime d’un déficit fonctionnel imputable au benfluorex » la possibilité de saisir l’ONIAM (H. Arbousset, « Mediator et indemnisation des victimes : retour sur une affaire d’Etat », JCP A 2011, 2390). Ce n’est pas la voie qui a été choisie par Esther S. et Michel D. qui ont préféré saisir le juge pour obtenir la réparation des préjudices subis sur le fondement de la responsabilité civile des Laboratoires Servier. Ils seront déçus sur ce point. Ainsi, s’agissant des préjudices extra-patrimoniaux, non susceptibles d’un recours de la CPAM, Mme S. demande 41.780 euros, ventilé selon la nomenclature Dintilhac, elle obtient finalement 9.750 euros. La demande de M. D., au titre des préjudices extra-patrimoniaux, s’élève à 730.850 euros, mais ce préjudice n’est estimé au total qu’à 40.914, dont il ne perçoit que la moitié, c’est-à-dire 20.457 euros. Il est à noter que le tribunal ne reconnait pas l’existence d’un préjudice spécifique de contamination par le Médiator. Ces deux jugements sont donc très peu satisfaisants sur le plan indemnitaire et se pose la question de l’intérêt pour les victimes de chercher réparation devant le juge civil, d’autant que la procédure est pour elles très onéreuse (M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer, S. Porchy-Simon, « Dommage corporel, oct. 2013-sept. 2014 », D. 2014 p. 2362).
Le jugement est disponible ICI.