L’ARTICLE 1384 ALINEA 2 DU CODE CIVIL S’ETERNISE…
Retour sur l’art. 1384 al. 2 C.C. à propos de l’arrêt de la 3ème Chambre civile de la Cour de Cassation, du 28 janvier 2016 – n° 14-28.812
Marie-France Steinlé-Feuerbach
Professeur émérite en Droit privé et Sciences criminelles à l’UHA
Directeur honoraire du CERDACC
L’arrêt rendu par la troisième Chambre civile de la Cour de cassation à propos d’une communication d’incendie nous rappelle que le deuxième alinéa de l’article 1384 du Code civil, lequel exige la démonstration d’une faute pour engager la responsabilité du détenteur des lieux dans lesquels l’incendie a pris naissance, n’a toujours pas été abrogé.
Mots clés :
Article 1384 al. 2 du Code civil – Communication d’incendie – Responsabilité pour faute
Alors que le législateur et la jurisprudence ont progressivement instauré des régimes de responsabilité favorables à la victime (M.-F. Steinlé-Feuerbach, « Vers une objectivation de la responsabilité civile dans l’intérêt des victimes » in L’avènement juridique de la victime, Histoire de la Justice n° 25, décembre 2015, pp. 63-72), le deuxième alinéa de l’article 1384 du Code civil, exception notable à la responsabilité objective du fait des choses, continue de s’appliquer. La responsabilité, vis-à-vis des tiers, en cas de communication d’incendie obéit à un régime dérogatoire qu’il serait vraiment grand temps de supprimer (M.-F. Feuerbach-Steinlé, « De l’opportunité de la suppression de l’alinéa 2 de l’article 1384 du code civil », JCP 1993, éd. N, I, 38 ; G. Courtieu, « Communication d’incendie : une loi à éteindre », Gaz. Pal. 1995, I, doctr. p. 610 ; S. Szames, « L’abrogation de l’article 1384, alinéa 2 du Code civil : une nécessité aujourd’hui impérieuse», LPA, 27 mars 2002, n° 62, p. 6).
Inquiets de l’application du premier alinéa de l’article 1384 du Code civil à la responsabilité engagée suite à un incendie dans l’affaire dite « des résines » (Civ. 16 nov. 1920 D.P., 1920, 1, 169, note Savatier), les assureurs avaient fait pression pour obtenir un régime qui leur paraissait plus favorable et ils avaient obtenu gain de cause : la loi du 7 novembre 1922 a introduit un deuxième alinéa à l’article 1384 du Code civil aux termes duquel « celui qui détient, à un titre quelconque tout ou partie de l’immeuble ou des biens immobiliers dans lesquels un incendie a pris naissance ne sera responsable, vis-à-vis des tiers, des dommages causés par cet incendie que s’il est prouvé qu’il doit être attribué à sa faute ou à la faute des personnes dont il doit répondre ».
C’est cette disposition qui est opposée à la demande d’indemnisation du propriétaire de l’immeuble incendié dans l’affaire jugée par Cour de cassation le 28 janvier dernier. En l’espèce un incendie d’origine indéterminée avait pris naissance dans l’appartement que louait Mme X… dans l’immeuble appartenant à la société Foncière Saint Louis, le détruisant entièrement et empêchant les locataires de l’immeuble voisin d’accéder à leur domicile. Le propriétaire s’adresse à l’assureur de Mme X., la société L’Equité, pour obtenir remboursement des frais qu’il a exposés suite au sinistre, dont 68.653 euros au titre du relogement des voisins. Le litige porte sur les dits frais de relogement, lesquels, contrairement à ceux subis par l’immeuble incendié, ne relèvent pas selon la cour d’appel, approuvée par la Cour de cassation, de la responsabilité du preneur au sens de l’article 1733 du Code civil mais bien de l’article 1384 alinéa 2. Ainsi, en l’absence de preuve d’une faute de Mme X., la responsabilité de cette dernière n’est pas engagée.
Le recours à l’article 1733 constitue une des échappatoires possibles à l’application de l’article 1384 alinéa 2 (I) à condition que les circonstances s’y prêtent, mais le meilleur moyen d’esquiver cette disposition anachronique, qui va manifestement à l’encontre du droit commun, serait de l’abroger ; force est cependant de constater que, jusqu’à présent, le deuxième alinéa de l’article 1384 résiste à toutes les tentatives de suppression (II).
I. Les échappatoires à l’application de l’article 1384 alinéa 2 du Code civil
Dans cette affaire, le remboursement des frais exposés par la société Foncière Saint Louis quant à l’immeuble lui-même ne semble pas avoir été l’objet de discussion. En effet, dans ses rapports avec le propriétaire, le locataire répond des dommages occasionnés, à moins qu’il ne prouve que l’incendie est survenu par cas fortuit ou force majeure, ou par vice de la construction, ou encore que le feu a été communiqué par une maison voisine (art. 1733 C.C.). En effet, l’article 1384 alinéa 3 apporte une exception à l’alinéa 2 : « Cette disposition ne s’applique pas aux rapports entre propriétaires et locataires, qui demeurent régis par les articles 1733 et 1734 du code civil ». Dans l’hypothèse où existe un contrat de bail, le locataire est présumé responsable des dégâts causés par l’incendie survenu dans son appartement. Le propriétaire est donc dans une situation bien meilleure qu’un tiers soumis à l’obligation de prouver une faute du locataire. Mais, selon la Cour de cassation, les frais de relogement « concernaient des tiers au contrat de location ». On peut comprendre l’étonnement du bailleur, indemnisé sans difficulté des préjudices subis par l’immeuble lui-même mais dans l’impossibilité d’être indemnisé des frais exposés par lui pour le relogement des voisins. Bien que les parties et l’origine du dommage soient les mêmes, le régime diffère en raison de la situation : contractuelle d’une part, extra contractuelle de l’autre.
Cette différence se retrouve également en matière extra contractuelle lorsqu’une chose est à l’origine du dommage : 1384 alinéa 1 en dehors de l’hypothèse de la communication d’incendie, 1384 alinéa 2 sinon !! La responsabilité objective du fait des choses doit céder le pas à une responsabilité pour faute lorsque la chose a été la proie des flammes. Plusieurs manoeuvres d’évitement avaient été tentées. Cela a été le cas pour les étincelles et les flammes échappées d’un foyer normal -cheminée, moteur, locomotive…- la Cour de cassation approuvant mais l’Assemblée plénière désapprouvant (Ass. plén. 25 fév. 1966, D. 1966, 369). Les implosions de téléviseurs offrirent également l’occasion d’une subtile distinction temporelle, l’alinéa premier retrouvant son empire lorsque l’implosion avait précédé l’incendie, mais là encore, le respect de la lettre a fini par s’imposer (Civ. 2ème, 13 fév. 1991, RTD civ. 1991, p. 343, obs. P. Jourdain ; Civ. 2ème, 13 mars 1991, JCP 1991, IV, 184).
Le souhait d’éviter ce problématique alinéa est à l’origine d’une jurisprudence relative à la loi du 10 juillet 1985 (cf. A. Guégan-Lécuyer, « Le domaine d’application de la loi Badinter : bilan et perspectives », RCA sept. 2015, dossier 13, p. 12), la Cour de cassation n’hésitant pas à qualifier d’accident de la circulation l’incendie déclaré dans un véhicule en stationnement (Civ. 2ème, 8 janv. 1992, JCP 1992, IV, n° 709 ; Civ. 2ème, 12 déc. 1994, n° 93- 12. 718 ; Civ. 2ème, 22 nov. 1995, JCP G 1996 II, 22656 note J. Mouly ; Civ. 2ème,18 mars 2004, Argus n° 6877, 40 ; Civ. 2ème, 8 janv. 2009, LPA 18 juin 2009, n° 121, note A. L. Ondo ; Civ. 2ème, 13 sept. 2012, RTD civ. 2012, p. 735, obs. P. Jourdain) à condition toutefois que le lieu ne soit pas impropre au stationnement (Civ. 2ème, 26 juin 2003, RTD civ. 2003, p. 720, obs. P. Jourdain) et que l’incendie ne soit pas volontaire (Civ. 2ème, 15 mars 2001, JCP G 2002, I, 116, obs. J. Bigot ; Civ. 2ème 7 mai 2002, RCA sept. 2002, comm. 255, H. Groutel). Il convient toutefois de relever que l’application de loi de 1985 peut tourner au désavantage des victimes (Civ. 2ème, 22 mai 2014, RTD civ. 2014, p. 665, obs. P. Jourdain ; Gaz. Pal. 10-12 août 2014, n° 224, note M. Ehrenfeld ; RGAT 1er sept. 2014, n° 8-9, note J. Landel).
La jurisprudence a fait preuve d’imagination pour contourner le deuxième alinéa de l’article 1384, ne serait-il cependant pas plus simple de supprimer cette irritante disposition ?
II. Les tentatives de suppression de l’article 1384 alinéa 2 du Code civil
L’abrogation de l’article 1384 alinéa 2 ne créerait aucun vide juridique ainsi que le démontre Stéphane Szames (« L’abrogation de l’article 1384, alinéa 2 du Code civil : une nécessité aujourd’hui impérieuse», loc.cit.). Outre le rétrécissement de son champ d’application déjà effectué par la jurisprudence, l’article 1384 alinéa 1 est tout désigné pour prendre le relais.
Face à l’incohérence de la disposition, la Cour de cassation elle-même a effectué plusieurs tentatives de révision à l’occasion de ses Rapports annuels. Il en été régulièrement ainsi chaque année à partir de 1991 jusqu’à ce qu’elle se lasse en 2003, pour ensuite demander l’abrogation en 2005 : « Dans son récent ouvrage sur la responsabilité civile extra contractuelle (Litec juillet 2005, pages 218 et suivantes et 244 et suivantes), le professeur Philippe Brun relève, après d’autres, le caractère circonstanciel de la loi du 7 novembre 1922 qui a introduit ce deuxième alinéa. Il relève la complexité de la jurisprudence relative à cette disposition dérogatoire au droit de la responsabilité et conclut en notant que « la suppression de cette dérogation injustifiée au jeu normal de la responsabilité du fait des choses est la seule réponse à ces solutions alambiquées et contradictoires » de la jurisprudence qui a fait ce qu’elle a pu pour limiter les effets de cette disposition. »
On ne saurait mieux dire, mais le succès ne fut toutefois pas au rendez-vous…
Par deux fois, en 1993 et en 1996, l’attention du Garde des sceaux a été attirée sur les conséquences de la dérogation imposée par l’alinéa 2 de l’article 1384 au principe général de cet article. La Chancellerie reconnaît que ce régime dérogatoire s’explique par des raisons de circonstances qui peuvent apparaître dépassées, mais estime qu’il faut mesurer les conséquences d’une éventuelle réforme notamment, en termes d’assurance (Rép. min. n° 2410 du 12 août 1993 : JO Sénat Q, 21 oct. 1993, p. 1960, JCP 1994, V, p. 5 ; Rép. min. n° 30669 du 8 janv. 1996 : JOAN Q, 8 janv. 1996, JCP 1996, V, p. 33).
La concertation interministérielle sur le sujet, annoncée en 1993, se poursuit en 1996…
La disposition a également fait l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité, hélas non transmise par l’Assemblée plénière (Ass. plén., QPC, 7 mai 2010, n° 09-15.034, D. Act. 25 mai 2010, comm. I. Gallmeister ; M.-F. S.-F., « L’article 1384 alinéa 2 du Code civil : une disposition conforme au principe d’égalité ? », JAC n° 105, juin 2010) qui a estimé « que le régime de l’article 1384, alinéa 2, du code civil répond à la situation objective particulière dans laquelle se trouvent toutes les victimes d’incendie communiqué » et « qu’il n’est pas porté atteinte au principe selon lequel tout fait quelconque de l’homme, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ».
Reste encore un dernier espoir, celui d’une disparition de ce fameux alinéa à l’occasion de la poursuite prochaine ( ?) de la réforme du droit des obligations partiellement réalisée par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations (G. Viney, « Après la réforme des contrats, la nécessaire réforme des textes du Code civil relatifs à la responsabilité », JCP G, 2016, doctr. 99). Le seul effet de l’ordonnance du 10 février 2016 sur la responsabilité extracontractuelle des articles 1382 et suivants du Code civil est une renumérotation des textes qui seront codifiés à partir du 1er octobre 2016 aux numéros 1240 et suivants, l’article 1384 alinéa 2 devenant l’article 1242 alinéa 2. Une réécriture de ces textes avait pourtant été envisagée à plusieurs reprises tant dans l’avant-projet de réforme du droit des obligations rédigé sous la présidence du professeur Pierre Catala (P. Catala, Avant-projet de réforme du droit des obligations et de la prescription, La Documentation française, 2006 ; P. Catala, « Bref aperçu de l’avant-projet de réforme du droit des obligations », D. 2006, chron., 535) que dans le rapport rendu en novembre 2011 à la Chancellerie par le groupe de travail présidé par le professeur François Terré (F. Terré (ss dir), Pour une réforme du droit de la responsabilité civile, Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2011) ou encore une proposition de loi déposée en 2010 par le sénateur Laurent Béteille (Prop. Sénat n° 657, 9 juil. 2010 ; « Responsabilité civile : des évolutions nécessaires » (Rapport n° 558 par MM. Alain Anziani I et Laurent Béteille). Ainsi que le souligne le professeur Geneviève Viney, « Aucun des projets ne reprend la dérogation ajoutée en 1922 à la responsabilité de plein droit du gardien de la chose pour les dommages causés par la communication d’un incendie (C. civ., art. 1384, al. 2 et al. 3). Rien en effet ne permet de justifier le maintien de cette disposition qui résulte d’un texte de circonstance voté sous la pression du lobby des assureurs. »
Voulue par les assureurs, la dérogation à l’article 1384 alinéa 1 n’a à ce jour plus guère de sens en raison de la généralisation des garanties en dommages aux biens et en assurance de responsabilité.
Nous émettons le voeu que l’avenir ne nous donnera pas l’occasion de célébrer le centenaire ce malencontreux alinéa !!!!
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Cour de cassation chambre civile 3 Audience publique du jeudi 28 janvier 2016
N° de pourvoi: 14-28812 Publié au bulletin Rejet
Sur le moyen unique :
Attendu, selon l’arrêt attaqué (Paris, 23 septembre 2014), qu’un incendie d’origine indéterminée a pris naissance dans l’appartement donné à bail à Mme X… et a entièrement détruit l’immeuble, propriété de la société Foncière Saint Louis ; que celle-ci a assigné la société Equité, assureur du preneur, en indemnisation de divers préjudices et notamment des frais de relogement des occupants de l’immeuble voisin ;
Attendu que la société Foncière Saint Louis fait grief à l’arrêt de rejeter sa demande en paiement des frais de relogement des occupants de l’immeuble voisin, alors, selon le moyen, que le locataire répond à l’égard de son bailleur des conséquences de l’incendie ; que cette réparation doit être intégrale ; qu’à la suite de l’incendie litigieux, la société Foncière Saint Louis s’était vu délivrer un titre exécutoire et avait été contrainte de prendre en charge le coût du relogement des occupants de l’immeuble voisin, qui ne pouvaient plus accéder à leur domicile ; qu’elle avait donc subi un préjudice en raison des frais exposés par elle pour le relogement des voisins du fait de l’incendie ; qu’en retenant que la société l’Equité n’était pas tenue des frais de relogement des occupants du 8 bis rue Saint Louis à Pantin, « ce dommage concernant des tiers au contrat de location », la cour d’appel a violé les articles 1384 alinéas 2 et 3 et 1733 du code civil ensemble le principe de réparation intégrale du préjudice ;
Mais attendu qu’ayant retenu à bon droit que le dommage constitué par les frais de relogement des locataires de l’immeuble voisin, dont la société Foncière Saint Louis n’était pas le bailleur, concernait des tiers au contrat de location pour lesquels les dispositions de l’article 1733 du code civil présumant le locataire responsable n’étaient pas applicables, la cour d’appel, qui a estimé souverainement que la société Foncière Saint Louis ne démontrait pas, conformément à l’article 1384, alinéa 2, du code civil, l’existence d’une faute imputable à Mme X…, en a exactement déduit, sans violer le principe de réparation intégrale du préjudice dès lors que le bailleur sollicitait l’indemnisation du préjudice subi par un tiers, que la demande de la société Foncière Saint Louis devait être rejetée ;
D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne la société Foncière Saint Louis aux dépens ;
Vu l’article 700 du code de procédure civile, rejette la demande de la société Foncière Saint Louis