distilbene reconnaissance du prejudice d anxiete commentaire de civ 1ere 2 juillet 2014

DISTILBENE : RECONNAISSANCE DU PREJUDICE D’ANXIETE

Commentaire de Civ. 1ère, 2 Juillet 2014

Marie-France Steinlé-Feuerbach
Professeur émérite
Directeur honoraire du CERDACC 

Le Distilbène (DES) est à nouveau présent sur la scène judiciaire par cet arrêt rendu par la Cour de cassation (n° 10-19.206, RJPF n° 10, oct. 2014 ; Resp. civ. et assur. n° 10, oct. 2014, note S. Hocquet-Berg). Tristement célèbre, ce médicament prescrit en France de 1948 à 1977 à des femmes enceintes pour prévenir les fausses couches et les accouchements prématurés peut provoquer des pathologies chez les enfants exposés in utero. Reste cependant à ces enfants (voire petits-enfants) la charge d’établir le lien de causalité entre les pathologies dont ils souffrent et la prise du DES par leurs mères (ou grand-mères). Dans cette affaire, bien que l’établissement de ce lien de causalité soit refusé, la Cour de cassation admet l’existence d’un préjudice d’anxiété que le distributeur du médicament, doit indemniser. 

 

Mots clés : Distilbène, lien de causalité, préjudice d’anxiété, responsabilité civile 

 

Mme Géraldine X., née en 1964, dont la mère s’était fait prescrire du Distilbène, avait recherché la responsabilité de la société UCB Pharma, venant aux droits du laboratoire ayant commercialisé le Distilbène à cette époque. Elle se plaint de la survenue de lésions cervicales pathologiques requérant une vaporisation laser, de l’intervention conservatrice qu’elle avait subi en 1994 en raison d’une suspicion de grossesse extra utérine ainsi que d’une infertilité. Déboutée de ses demandes par la cour d’appel de Versailles, le 1er avril 2010, Mme X. obtient partiellement satisfaction, la première Chambre civile rejetant son pourvoi quant au lien de causalité entre la prise de DES par sa mère et les pathologies qu’elle invoque (I) mais admettant en revanche la réparation d’un préjudice moral d’anxiété (II). 

I. Le refus du lien de causalité entre le DES et les pathologies 

L’établissement du lien de causalité dans le domaine des sinistres sanitaires peut de révéler particulièrement difficile pour les demandeurs et la jurisprudence a progressivement permis le recours aux présomptions afin d’alléger la charge de la preuve. Ainsi, la vraisemblance scientifique de la causalité, confortée par l’absence d’autres causes d’apparition de la pathologie, conduit les juges à admettre le lien de causalité dans le domaine notamment des transfusions sanguines ou pour des médicaments (sur ces questions v. not. P. Brun, « Causalité juridique et causalité scientifique », Rev. Lamy dr. civil 2007, suppl. au n° 40, p. 15 et P. Pierre, « Les présomptions relatives à la causalité », Rev. Lamy dr. civil 2007, suppl. au n° 40, p. 39 ainsi que I. Veillard, « Incertitude scientifique et causalité », Séminaire Cour de cassation « Risques, assurances, responsabilité », 5 déc. 2006 ; M.-F. Steinlé-Feuerbach, « La responsabilité des fabricants de médicaments », JAC n° 61, fév. 2006). Ce raisonnement est également tenu pour le Distilbène (Civ. 1ère 7 mars 2006, Bull. n° 142 confirmant les arrêts de la cour d’appel de Versailles du 30 avril 2004, D. 2004, 2071, note A. Gossement ; C. Radé, « Distilbène : le laboratoire jugé responsable et coupable ! », Resp. civ. et assur., oct. 2004, p. 11 ; M.-F. Steinlé-Feuerbach, « Les filles du Distilbène : premières réponses judiciaires », JAC n° 49, déc. 2004 ; Civ. 1ère, 24 sept. 2009, JCP G 2009, II, 304, obs. P. Mistretta ; S. Hocquet-Berg, « Affaire du Distilbène : une avancée en matière d’indemnisation des victimes », JCP G 2009,  n °44, p. 18 ; Civ. 1ère, 28 janvier 2010, note M.-F. Steinlé-Feuerbach, JAC n° 101, fév. 2010), des magistrats ayant même admis l’existence de présomptions graves, précises et concordantes entre le DES et l’état de santé du petit-fils de la patiente (Versailles, 9 juin 2011, note M.-F. Steinlé-Feuerbach, JAC n° 118, nov. 2011). 

Il n’y a cependant pas d’automaticité et il en est ainsi dans cette affaire. L’exposition de la demanderesse in utero au distilbène est acquise. De même est scientifiquement établi que le risque d’une grossesse extra utérine est augmenté par une exposition au DES et que l’infertilité est une des conséquences d’une telle exposition. Toutefois, pour la cour d’appel de Versailles, l’absence d’autres causes de ces pathologies n’est pas démontrée : elle estime que la grossesse extra utérine était en relation avec des antécédents infectieux et souligne l’absence de désir d’enfant. S’agissant des autres symptômes (lésions cervicales pathologiques, dysplasie), non seulement le lien de causalité avec une exposition in utero est médicalement discuté, mais de plus les experts ont noté que la demanderesse ne conservait aucune séquelle de ces événements. 

La première Chambre civile approuve la cour d’appel quant à son refus d’admettre le lien de causalité entre l’exposition in utéro et l’état de santé de Mme X., la cour ayant « (apprécié) souverainement les éléments de preuve qui lui étaient soumis, au regard des connaissances scientifiques et de la situation médicale de Mme X. » 

Cet arrêt confirme, si besoin en était, que les juges du fond conservent leur liberté quant à l’appréciation du lien causal (Cf. not. Civ. 1ère , 9 juillet 2009 JCP G 2009, 308, note P. Sargos ; M.-F. Steinlé-Feuerbach, « Vaccin contre l’hépatite B et sclérose en plaques : l’imbroglio de la causalité ! (Civ. 1ère, 20 mai 2013, n° 12-20.903 et Civ. 1ère, 10 juillet 2013, n° 12-21.314), JAC n° 137, oct. 2013). Sa nouveauté réside en revanche dans la reconnaissance d’un préjudice d’anxiété en lien causal avec une exposition in utero au DES. 

 

II. La reconnaissance du préjudice moral d’anxiété 

C’est au visa de l’article 1382 du Code civil et du principe de la réparation intégrale que la Cour de cassation reproche à la cour d’appel de n’avoir pas accordé à Mme X. des dommages et intérêts au titre du préjudice moral pour les souffrances qu’elle avait endurées en raison de son exposition in utéro. L’arrêt de la première Chambre civile souligne que la cour d’appel avait « constaté que Mme X. avait vécu, depuis son plus jeune âge, dans une atmosphère de crainte, d’abord diffuse, car tenant à l’anxiété de sa mère, médecin, qui connaissait les risques imputés à l’exposition de sa fille in utero au Distilbène, puis par les contrôles gynécologiques majorés, exigés et pratiqués lors des événements médicaux survenus, en raison de son exposition au DES, faisant ressortir que Mme X. avait subi, fût-ce dans le passé, un préjudice moral certain et en lien avec cette exposition ». 

Si cette reconnaissance d’un préjudice d’anxiété se place dans la lignée de la jurisprudence « amiante » (Soc. 11 mai 2010, n° 09-42.241 et 09-42.257, Dalloz actualité, 4 juin 2010, obs. B. Ines ; D. 2010, 2048, note C. Bernard  ; ibid. 2011, 35, obs. P. Brun et O. Gout  ; RTD civ. 2010, 564, obs. P. Jourdain ; JCP 2010, n° 568, obs. Miara ; Gaz. Pal. 19-21 déc. 2010, p. 46, note J.-P. Teissonnière ; Soc., 4 décembre 2012, n° 11-26. 294, D. 2013, 2658, obs. S. Porchy-Simon ; Dalloz Actualité, 16 janvier 2015, note M. Peyronnet ; Soc. 25 septembre 2013, D. 2013, 2658, note A. Guegan-Lecuyer ; D. 2014, 47, obs. P. Brun, RTD civ. 2013, 844, obs. P. Jourdain ; Soc. 2 avril 2014, n° 12-29825), l’admission de l’existence d’un préjudice d’angoisse ou d’anxiété est plus ancienne, qu’il s’agisse de victimes d’accidents individuels ou collectifs ou bien de victimes de sinistres sanitaires sériels (M.-F. Steinlé-Feuerbach, « Victimes de violences et d’accidents collectifs. Situations exceptionnelles, préjudices exceptionnels : réflexions et interrogations », Médecine et Droit, éd. Elsevier nov.-déc. 2000, n° 45, p. 1). 

Faut-il déduire de cet arrêt que toutes les personnes exposées in utéro pourraient bénéficier de l’indemnisation d’un tel préjudice ? Certainement pas, car non seulement un des préalables à cette indemnisation est la connaissance du risque (Soc. 2 juillet 2014, n° 12-29788, L’Argus de l’assurance, n° 7375, 12 sept. 2014) mais de plus la Cour prend soin de mettre en exergue les contrôles médicaux subis par Mme X. et surtout les circonstances spéciales dans lesquelles celle-ci a été élevée. Sa mère, médecin, était particulièrement consciente du risque couru par sa fille laquelle a dès lors grandi dans une atmosphère de crainte. Ainsi, la Cour de cassation au double visa de l’article 1382 et du principe de la réparation intégrale confirme en tant que besoin que les juges du fond doivent analyser la situation de chaque créancier indemnitaire in concreto au regard des éléments factuels et probatoires existants et permettant d’apprécier son vécu et son histoire. 

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Cour de cassation chambre civile 1
Audience publique du mercredi 2 juillet 2014 N° de pourvoi: 10-19206
Non publié au bulletin Cassation partielle

 

LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l’arrêt suivant :


Attendu, selon l’arrêt attaqué, que Mme X… est née en 1964, que, sa mère s’étant vue prescrire du Distilbène au cours de la grossesse, elle a recherché la responsabilité de la société UCB Pharma, venant aux droits du laboratoire qui commercialisait le produit, invoquant divers préjudices qu’elle imputait à son exposition in utero au diéthylstilboestrol (DES) ; 

Sur le premier moyen, pris en ses deux premières branches, ci-après annexé : 

Attendu que Mme X… fait grief à l’arrêt de la débouter de son action en responsabilité contre la société UCB Pharma et de toute indemnisation ; 

Attendu qu’appréciant souverainement les éléments de preuve qui lui étaient soumis, au regard des connaissances scientifiques et de la situation médicale de Mme X…, la cour d’appel a retenu que sa grossesse extra utérine était en relation avec des antécédents infectieux et qu’elle ne rapportait pas la preuve, qui lui incombait, de ce que la dysplasie apparue à deux reprises, et qui avait nécessité un traitement par vaporisation au laser, lequel n’avait, au demeurant, entraîné aucune séquelle physique, était imputable à son exposition in utero au DES ; qu’aucun des griefs n’est fondé ; 

Et attendu que la troisième branche du moyen n’est pas de nature à permettre l’admission du pourvoi ; 

Sur le second moyen, pris en sa première branche :
Attendu que cette première branche n’est pas de nature à permettre l’admission du pourvoi ; 

Mais sur le second moyen, pris en sa seconde branche : 
Vu l’article 1382 du code civil, ensemble le principe de la réparation intégrale ;
Attendu que pour rejeter la demande en réparation du préjudice moral de Mme X…, la cour d’appel retient qu’il n’est démontré l’existence d’aucun préjudice persistant, et en tout cas actuel, caractérisé, en liaison directe avec l’exposition in utero de celle-ci au Distilbène, notamment en ce que les experts faisaient état d’une pathologie subie, à tout le moins confuse, mais déniaient fermement le moindre rapport entre les difficultés professionnelles de Mme X… au moment de l’expertise et cette exposition, et qu’ils soulignaient l’absence de manifestation de véritable désir d’enfant, liée tant à l’investissement professionnel de Mme X… qu’à son angoisse favorisée par un contexte familial ; 

Qu’en statuant ainsi, quand elle avait constaté que Mme X… avait vécu, depuis son plus jeune âge, dans une atmosphère de crainte, d’abord diffuse, car tenant à l’anxiété de sa mère, médecin, qui connaissait les risques imputés à l’exposition de sa fille in utero au Distilbène, puis par les contrôles gynécologiques majorés, exigés et pratiqués lors des événements médicaux survenus, en raison de son exposition au DES, faisant ainsi ressortir que Mme X… avait subi, fût-ce dans le passé, un préjudice moral certain et en lien avec cette exposition, qu’elle se devait de réparer, la cour d’appel n’a pas tiré les conséquences de ses constatations au regard du texte et du principe susvisé ; 

 

PAR CES MOTIFS : 
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ses dispositions relatives au préjudice moral éprouvé par Mme X… du fait de son exposition in utero au DES, l’arrêt rendu le 1er avril 2010, entre les parties, par la cour d’appel de Versailles ; remet, en conséquence, sur ce point, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel de Paris ; 
Condamne la société UCB Pharma aux dépens ;